Cette note est issue d’une intervention de Claude Revel à la conférence : « L’intelligence artificielle : enjeux juridiques et économiques dans la société de l’information », organisée le 13 octobre 2022, à Paris par l’Association des diplômés de l’Executive MBA et M2 droit des affaires en management de Panthéon-Assas, en collaboration avec FIDES, Dalloz, Mayer-Brown et FIDIMA.
Entre entreprises mais aussi entre Etats, la maîtrise de l’IA est devenue un enjeu de puissance économique, politique, voire géopolitique. Les stratégies concurrentielles privées et publiques sont remises en cause par l’IA à tous les niveaux. Pourtant, l’omniprésence de l’IA ne semble pas jusque-là avoir été questionnée par les décideurs privés et publics. Quelles sont les promesses de cet outil pour améliorer le bien individuel et commun ? Son extension à des domaines sensibles pour l’humain tel que l’aide à la prise de décision est-elle recommandable ?
Les définitions de l’intelligence artificielle (IA) sont multiples et évolutives.
Pr Ludovic Dibiaggio et al., auteurs d’un policy paper pour notre think tank SKEMA PUBLIKA1 la définissent de la manière suivante : « L’IA ouvre la voie à des innovations jusqu’ici hors de portée, elle est pressentie comme une technologie d’application générale (General Purpose Technology), comme l’ont été la machine à vapeur, l’électricité ou l’électronique lors des précédentes révolutions industrielles. En quelques années seulement, elle s’est diffusée dans des secteurs aussi divers que le transport, les télécommunications, la santé, l’éducation, la justice ou la sécurité ».
Qui dit nouvelle technologie de cette ampleur dit automatiquement nouvelles et dures compétitions.
L’IA est un ensemble qui incorpore l’intégralité de la chaine science-technologie-applications industrielles. La concurrence se jouera donc à tous ces niveaux : entre entreprises mais aussi entre Etats, la maîtrise de l’IA étant devenue un enjeu de puissance économique et politique, voire géopolitique. Tous les Etats qui le peuvent soutiennent leurs acteurs économiques.
Les stratégies concurrentielles seront donc privées et publiques.
Les stratégies concurrentielles privées sont remises en cause par l’IA à trois niveaux : les usages commerciaux, les prix et les brevets
La concurrence des usages commerciaux
Le point commun de ces stratégies est que les logiciels d’IA promettent de fournir des prestations bien plus pointues et totalement nouvelles dans leur approche, supprimant encore plus de temps homme. Beaucoup de machines et produits installés à grands frais seront rendus obsolètes et les besoins de spécialistes retarderont ceux qui ne s’y sont pas pris les premiers. Il n’y a là, rien de bien nouveau d’ailleurs, concernant des innovations de rupture, mais ces transformations auront lieu à très grande échelle et à la racine même des process.
En introduction, nous citions certains des domaines impactés. Il y a aussi l’agriculture et des industries du soft, comme la publicité, la communication, le journalisme et même les œuvres d’art, avec des logiciels IA qui permettent par exemple de produire des images à partir de demandes textuelles.
Le marketing est aussi touché au cœur en transformant ce qu’on appelle le consumer engagement2, avec l’utilisation de l’IA et bientôt du métavers en matière de dialogue avec les consommateurs et en tant que stratégie de fidélisation. Les stratégies d’offre en sont accélérées et simplifiées.
Bien entendu, il y a aussi le management lui-même, qui induit d’importants enjeux concurrentiels sur les salariés et managers. À titre anecdotique (mais pas tant que cela), en Chine, un robot nommé Madame Tang Yu est devenu PDG d’une des plus grandes entreprises chinoises de jeux vidéo, NetDragon Websoft. « Madame Tang Yu présente des avantages inégalables par des humains : elle n’est jamais fatiguée et ne réclame pas de salaire », dit la société. Évidemment il ne s’agit que de la présentation « marketée » d’un algorithme, mais elle frappe les esprits.
C’est à la racine que les modèles économiques sont affectés ; ceux qui les maîtrisent le mieux et le plus vite sont gagnants.
L’IA et la fixation des prix
L’IA concerne aussi la fixation des prix. Un rapport de 2019 de l’office allemand de lutte contre les cartels traitait du sujet « Algorithmes et compétition ». La Cour de cassation développe ces mêmes sujets dans un rapport d’août 2021. La question est que les algorithmes de prix peuvent aider les entreprises à les fixer, mais aussi à s’entendre sur ces prix. La grande question sera alors de déterminer l’intention anticoncurrentielle. Au début, cela est relativement aisé. Mais les algorithmes d’IA peuvent-ils s’entendre entre eux une fois entraînés, sans même que l’humain en ait conscience ? Peuvent-ils avoir une intention ? On peut assister au crime parfait sans intention. Question intéressante pour les juristes.
Les brevets3
C’est par les brevets que les stratégies concurrentielles risquent d’être le plus impactées par l’IA au niveau mondial.
Aujourd’hui, IBM est le leader du domaine avec presque 16 000 brevets en relation avec l’IA. On trouve ensuite Intel, puis Samsung suivis de Microsoft et du japonais NEC. En regardant plus globalement dans le top 20 des acteurs les plus importants de l’IA, on trouve cinq Américains comprenant les trois précédemment cités, auxquels il faut ajouter Google et Ford, deux Coréens (Samsung et LG Group), deux Chinois (State Grid Corporation of China et Huawei), un Allemand (Siemens) et un Néerlandais (Philips). Les neuf autres acteurs présents dans ce top 20 sont japonais.
Ce classement préfigure de nouvelles concurrences notamment japonaises liées à l’exploitation de ces brevets.
Pour information, Siemens, le leader européen de l’IA est 10e au classement mondial, avec moins de la moitié du nombre de brevets détenus par IBM. Thalès qui est la première entreprise française en termes de nombre de brevets est classée en 37e position mondiale avec presque 3 000 brevets.
Nous assistons déjà là à un bouleversement concurrentiel à l’échelle mondiale encore peu visible sur la place des GAFAM. En effet, si Microsoft et Google sont présents dans ce top 20, il faut aller jusqu’à la 27e place pour retrouver Apple, tandis que Amazon et Facebook se trouvent respectivement à la 42e et 49e place. Il faut toutefois relativiser cette observation pour deux raisons : d’une part les entreprises peuvent choisir stratégiquement de n’investir que dans un champ spécifique et non dans tous, d’autre part le nombre de brevets n’est qu’un indicateur partiel de la capacité d’innovation d’entreprises, qui peuvent par ailleurs investir abondamment dans l’IA.
Les stratégies concurrentielles publiques : soft law, hard law et diplomatie
La maîtrise de l’IA est trop stratégique pour que les États n’y interviennent pas. Leurs interventions vont bien entendu influencer la concurrence.
Selon le Tortoise Global AI Index 2021, qui évalue les nations en fonction de leur niveau d’investissement, d’innovation et de mise en œuvre par les gouvernements de l’IA, les États-Unis et la Chine sont aux deux premières places. La France et l’Allemagne sont aux 9e et 10e places, juste après les Pays-Bas.
Au moins trois champs composent les stratégies concurrentielles publiques : les normes, le droit et la diplomatie.
La bataille des normes
Qui fait la norme fait le marché. Ce sujet fait intervenir les entreprises, mais aussi les États, qui traditionnellement s’investissent (plus ou moins) dans cette concurrence normative.
Au niveau de l’Union européenne, Thierry Breton commissaire chargé du Marché intérieur déclarait le 2 février 2022, à l’occasion d’une conférence de presse sur la stratégie européenne de normalisation organisée à Bruxelles : « Les normes technologiques revêtent une importance stratégique. La souveraineté technologique de l’Europe, sa capacité à réduire les dépendances et à protéger les valeurs de l’UE dépendront de notre aptitude à être un organisme de normalisation mondial ». Il citait d’ailleurs alors largement l’IA comme exemple.
La Chine est très active sur ce champ. Conscient de l’avantage concurrentiel conféré par les normes, Pékin s’implique de plus en plus dans la définition des normes internationales sur l’IA, comme le détaille le plan China Standards 2035. La Chine a d’ailleurs annoncé un plan de 150 mds$, à horizon 2030 pour asseoir son leadership en IA.
En France, il existe un projet du PIA (programme d’investissement d’avenir) nommé le Grand Défi Intelligence Artificielle, dont le directeur dit : « Nous sommes face à un enjeu industriel majeur, avec un marché estimé à 50 milliards d’euros. Accompagner l’écosystème passe par la standardisation et la définition d’une solution basée sur la confiance.» L’AFNOR et les industriels participent aujourd’hui au sous-comité technique ISO/IEC JTC 1/SC 42 Artificial intelligence et en UE aux travaux du CEN-CLC JTC 21 Artificial Intelligence.
Les brèches grandissantes au droit de la concurrence
L’importance accordée à l’IA par les États produit des évolutions importantes de notions juridiques de concurrence ancrées dans l’histoire. Nous en listons quelques exemples ci-dessous.
Au sujet de la commande publique, le Conseil d’État écrit, dans son rapport de mars 2022 : « quand un SIA [système d’intelligence artificielle] touche aux intérêts fondamentaux de la nation, il apparaît légitime que seules les entreprises entièrement soumises au droit européen soient admises à candidater », cela du fait du risque de captation abusive des données. Le Conseil d’État mentionne également que la stratégie d’IA publique doit être conçue de manière « à préserver la souveraineté de la France et à garantir l’autonomie stratégique de la nation.»
Outre leur gigantesque effort public-privé de R&D, les États-Unis interviennent dans le commerce privé-privé et par exemple interdisent l’exportation de puces d’IA de pointe vers la Chine à la société Nvidia qui annonce avoir reçu du gouvernement un courrier en ce sens le 31 août 2022. L’AMD rapporte la même chose.
Enfin, un sujet nouveau va émerger : l’IA, outil de concurrence dans le champ régalien
L’IA intervient de plus en plus dans le champ régalien pur. D’ores et déjà, en France, la Cour de cassation va, semble-t-il, utiliser l’IA pour l’aider à vérifier l’harmonie de la jurisprudence sur le territoire. D’autres pays comme l’Estonie sont déjà allés beaucoup plus loin, en utilisant l’IA pour préparer voire prendre des décisions de justice. Il n’y a pas que le domaine de la justice qui est concerné. Il est fort à parier qu’il y aura bientôt des classements et donc de nouvelles concurrences sur quels États utilisent « le mieux » l’IA pour gouverner – la question étant la définition du « mieux » – un peu à la manière du classement Doing Business en matière de droit des affaires.
Enfin, dans le champ diplomatique, l’IA peut devenir un outil de soft power en particulier par l’assistance technique et la formation dans les pays en développement. Certains États ou acteurs privés en lien avec les États font bénéficier des États moins développés de programmes de formation, évidemment avec intérêt, comme les États-Unis via des fondations et universités. Par exemple la Carnegie Mellon University et la fondation Mastercard s’associent au gouvernement rwandais pour développer des programmes d’ingénierie et technologie. Ces entités financent entre autres la création d’un diplôme en ingénierie de l’IA. L’idée sous-jacente est qu’en 2030 le marché du travail africain comptera des centaines de millions de jeunes, qu’il s’agit de former, notamment en IA avec les pratiques et normes américaines.
L’intelligence artificielle : pourquoi ?
Il parait évident que l’IA va transformer les logiques concurrentielles privées et publiques au niveau mondial. Le sujet de l’IA est partout et plus aucun secteur ne semble y échapper. Pourtant son omniprésence ne semble pas jusque-là avoir été questionnée par les décideurs privés et publics. Au-delà même des questions d’éthique, de vie privée ou de démocratie soulevées par ce nouvel « instrument universel », quel est l’espoir humain mis en lui ? Quelles sont ses promesses pour améliorer le bien individuel et commun ?
Si l’IA permet des applications nouvelles et utiles – meilleur diagnostic médical par exemple, aides techniques dans le fonctionnement des véhicules, agriculture plus précise dans l’allocation de ses ressources, aides à la création même, la facilitation du renseignement – son extension à des domaines plus sensibles pour l’humain tel que l’aide à la prise de décision est-elle recommandable ? Son utilisation en matière de recrutement ou de justice apporte-t-elle une réelle valeur ajoutée ? Celle-ci a-t-elle été évaluée ?
Il parait essentiel aujourd’hui que les décideurs politiques mènent une véritable réflexion ontologique sur les algorithmes et leurs apports avant de décider de programmes faramineux pour développer l’IA dans tous les secteurs. En somme, l’IA ne serait-il pas un mot magique de plus à usage de décideurs privés et publics qui veulent épouser leur temps ? Ne vit-on pas là une énième tentation de recours au « techno solutionnisme » bien connu au cours des différentes révolutions industrielles ?
1 Avec les chercheurs Lionel Nesta et Mohamed Keita, également de SKEMA Business School.
2 Sujet d’étude du Pr Margherita Pagani, SKEMA Business School.
3 Données issues du policy paper de SKEMA PUBLIKA sur l’IA (2022).