Ce policy brief se concentre sur les implications institutionnelles et politiques de l’étude originale L’intelligence artificielle : technologies et acteurs clefs, réalisée par L. Dibiaggio, M. Keita & L. Nesta. Cette étude se situe dans un cadre plus large et aborde divers domaines de l’IA, notamment technologiques. Elle a pour objectif, entre autres, de cartographier les activités et expertises des huit pays leaders en termes de dépôts de demande de brevet, entre 1990 et 2017, à savoir les États-Unis, la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France et le Canada, en distinguant la position des acteurs privés et publics dans cet espace complexe que constitue l’ensemble technologique de l’IA.
Ouvrant la voie à des innovations jusqu’ici hors de portée, l’intelligence artificielle (IA) est pressentie comme une technologie d’application générale (General Purpose Technology), à l’image de la machine à vapeur, de l’électricité ou de l’électronique lors des précédentes révolutions industrielles. En quelques années seulement, elle s’est diffusée dans des secteurs aussi divers que le transport, les télécommunications, la santé, l’éducation, la justice ou la sécurité.
Depuis 2010, le nombre de brevets IA déposés chaque année augmente de manière ininterrompue. Sur les 30 dernières années, les pays leaders en termes de production de brevets sont les États-Unis (30 %), la Chine (26 %), le Japon (12 %), la Corée du Sud (6 %), l’Allemagne (5 %), le Royaume-Uni (2,5 %), la France (2,4 %) et le Canada (1,9 %). Les États-Unis et les puissances asiatiques comptabilisent à elles seules près des trois quarts du marché de l’innovation IA. Avec plus de la moitié des parts de marché mondiales, les États-Unis et la Chine affirment leur domination. Quelle place reste-t-il pour l’Europe et la France dans cet espace stratégique ultra-compétitif ? Ont-elles bâti une masse critique suffisante ?
Selon le Tortoise Global AI Index 2021 qui évalue les nations en fonction de leur niveau d’investissement, d’innovation et de mise en œuvre de l’intelligence artificielle, les États-Unis et la Chine conservent leurs deux premières places. Le Canada conquiert la 4e place. Il se classe premier en stratégie gouvernementale (devant la Chine) et 6e en stratégie commerciale. La France et l’Allemagne quant à elles descendent au classement global pour atteindre les 9e et 10e places, juste après les Pays-Bas. Toutefois, la France se hisse à la 5e place mondiale en termes de stratégie gouvernementale, devant les États-Unis et l’Allemagne par exemple.
En avril 2021, l’Union européenne publiait son nouveau plan coordonné pour l’intelligence artificielle entre la Commission européenne et les États membres. Il s’appuie sur le premier plan coordonné IA de 2018. Les objectifs sont notamment d’accélérer les investissements et d’aligner la politique en matière d’IA afin d’éliminer la fragmentation. Cependant, dans un domaine où les coûts d’investissements sont si colossaux, les décideurs français et européens sont sujets à « la dépendance au sentier » : leurs choix stratégiques futurs sont contraints par des choix passés qui les engagent sur le long terme. Ils doivent donc posséder une connaissance fine des avantages comparatifs de leurs pays et des pays concurrents dans les domaines relevant de l’IA pour cibler des investissements spécifiques leur permettant de fournir l’effort quantitatif nécessaire à l’accroissement de leur part de marcher dans les secteurs jugés clefs.
Il s’agit ici d’apporter aux décideurs publics et privés une perspective historique des positionnements stratégiques des pays leaders de l’IA depuis 30 ans, essentielle à la prise de décision éclairée des choix futurs en matière d’investissements, d’organisation et de collaboration.
À la lumière de ces éclairages, plusieurs recommandations sont proposées ci-dessous.
Créer les conditions d’un transfert technologique efficace entre acteurs publics et privés français, pour faire de la France un acteur IA compétitif au-delà du continent européen.
En termes de spécialisations IA et de part de marché, la France n’apparait jamais en situation de consolidation de position dominante mondiale, sur aucun des secteurs de la chaine de valeur liant les sciences aux applications IA. Elle semblait prometteuse sur les techniques liées aux réseaux de neurones, ou dans le domaine des transports, mais sans gain de part de marché depuis les années 2010.
Bien que classés 7e en nombre de brevets produits, les acteurs privés français ont du mal à rivaliser avec des acteurs étasuniens, chinois ou même allemands, comme en témoigne l’absence d’acteurs privés nationaux dans le top 20 mondial des plus gros producteurs de brevets IA. Toutefois, la France est leader de l’innovation publique européenne avec six organismes de recherche présents dans le top 10 des acteurs publics européens.
La France se caractérise par une forte vigueur de sa recherche publique dans le domaine de l’IA. Aussi, le décideur public doit s’appuyer sur cette recherche pour créer les conditions d’un transfert technologique vers des acteurs plus proches des marchés.
Construire les politiques nationales d’IA autour des spécificités des systèmes nationaux d’innovation de chaque pays.
Aucun lien clair entre spécialisation et performance des États ne semble exister, contrairement à ce que l’on pourrait supposer. Toutefois, chaque pays travaille à se spécialiser dans au moins une discipline de l’IA. Pour le cas de la France, on remarque une spécialisation forte dans le domaine de la sémantique. Il est probable que cet avantage comparatif constituera un point fort de la France en IA, car la sémantique dépend étroitement des sciences de l’informatique et des systèmes experts, deux domaines (le premier scientifique, le second technologique) dans lesquels la France montre un avantage comparatif tout aussi important. Les deux autres domaines fonctionnels de spécialisation de la France se trouvent dans la reconnaissance de caractère et la vision par ordinateur. Toutefois, ces domaines s’appuient sur des techniques d’apprentissages et des sciences dans lesquelles la France ne montre pas de compétences particulièrement fortes.
L’articulation entre acteurs publics et privés notamment est spécifique à chaque région du monde et à chaque pays. Les modèles d’interaction rencontrés sont d’une grande variété. Cela est encore plus évident si l’on s’intéresse au lien entre les entreprises dominantes nationales et les spécialisations des pays. Or, l’organisation de l’innovation IA est un élément crucial qui doit conduire les choix de politiques publiques.
La diversité des systèmes nationaux d’innovation invite à rester circonspects vis-à-vis des politiques de soutien à l’intelligence artificielle qui consisterait à imiter les politiques mises en œuvre dans un pays étalon. Au contraire, une telle diversité implique que ces politiques ne peuvent s’opérer hors sol, sans s’appuyer sur les acteurs clefs nationaux, et en exploitant les complémentarités entre domaines scientifiques, technologiques et fonctionnels les plus prometteurs pour le pays.
Imaginer et construire un modèle européen de l’innovation IA adapté à la diversité de ses États, pour améliorer le positionnement mondial de l’Europe.
Deux constats mènent les auteurs à formuler cette recommandation. Le premier constat est que l’Europe n’est pas au-devant de la compétition mondiale en matière d’IA. En effet, d’une part, seules deux entreprises européennes figurent parmi les acteurs majeurs de l’IA. D’autre part, les entreprises européennes produisent beaucoup moins de brevets que les géants américains et asiatiques. Un effort quantitatif est nécessaire.
Le second constat est qu’il existe une grande hétérogénéité entre les différents systèmes nationaux d’innovation dans le domaine de l’IA. C’est ce qu’illustrent les différences radicales d’organisation de l’innovation en France et en Allemagne, notamment en termes d’articulation entre les acteurs privés et publics et les formes opposées de leurs réseaux de collaboration respectifs.
Pour construire ses avantages comparatifs, l’Europe doit ainsi envisager la construction d’un modèle européen de l’innovation dans le domaine de l’IA. Or les différences observées, notamment entre les systèmes d’innovation allemand et français, questionnent la faisabilité et la cohérence d’un modèle européen. Un tel système serait-il efficient ? Comment pourrait-il renforcer les spécialisations des acteurs clefs européens, publics et privés ? Il revient aux décideurs publics de répondre à ces questions, d’imaginer des organisations innovantes, étant dorénavant acté qu’être exclu des développements futurs de l’intelligence artificielle serait synonyme de perte d’influence au niveau international et d’autonomie économique future.
Anticiper les impacts de l’IA sur les activités d’innovation et sur le marché du travail.
Les gains attendus de l’IA, comme la productivité des entreprises ou la création de nouveaux marchés, doivent s’évaluer à l’aune des coûts attendus. Il ne faut pas sous-évaluer les difficultés soulevées par le développement des technologies numériques en général, et de l’IA en particulier. Les effets de la réallocation du capital et du travail entre entreprises et entre secteurs restent à évaluer, et impliquent des coûts d’ajustements importants engendrés par l’IA, encourus par les entreprises et les travailleurs. Les impacts les plus importants de l’IA sont attendus pour ce qui concerne les activités d’innovation et la demande de travail émanant des entreprises.
Les entreprises doivent ainsi ajuster leur modèle économique, réaliser les investissements complémentaires nécessaires, et adapter leurs compétences techniques et leur capital humain. De leur côté, les pouvoirs publics doivent ajuster les réglementations en vigueur, et assurer une offre de formation qui accompagne l’essor de l’IA, en investissant dans les infrastructures scientifiques et technologiques.