[Entretien] Francophonie et influence : Comment doper la compétitivité des territoires francophones ?
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[Entretien] Francophonie et influence : Comment doper la compétitivité des territoires francophones ?

Entretien avec Claude Revel à l'occasion du Festival de l'intelligence économique francophone

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Les francophones semblent moins sensibilisés aux questions d’influence, de récit et de soft power, que certains blocs concurrents comme les Anglo-saxons par exemple. Les francophones s’améliorent, mais du chemin reste à parcourir, au niveau territorial et au niveau national.

Pour poursuivre cette amélioration, les territoires francophones et notamment les collectivités territoriales pourraient :

  • Développer un récit attractif, cohérent et authentique de la francophonie sur leur territoire.
  • Co-construire leur stratégie et leur image en lien avec l’ensemble des acteurs de leur territoire (entreprises, chambres de commerce, syndicats, etc.).
  • Privilégier une stratégie d’attractivité économique choisie sur des secteurs identifiés comme pertinents à l’investissement étranger.
  • Lutter contre le « Francophone Bashing ».
  • Avoir et mettre en œuvre des valeurs communes pour attirer des investissements éthiques et durables.

Cette interview a été réalisée dans le cadre de la seconde édition du Festival de l’intelligence économique francophone (FIEF 2023), qui s’est tenue le 2 novembre dernier à Yaoundé, au Cameroun, en marge de la 43ème session de la Conférence ministérielle de la Francophonie. Notre partenaire, le Centre africain de veille et d’intelligence économique (CAVIE) est à l’origine de cette initiative.

Claude Revel, directrice du développement du think tank SKEMA PUBLIKA, est une spécialiste d’intelligence stratégique et d’influence, disciplines dont elle a été l’une des pionnières en France. Durant une carrière publique et privée marquée par l’international, elle a notamment exercé la fonction de déléguée interministérielle à l’intelligence économique auprès du Premier ministre français de 2013 à 2015. Elle a produit de nombreux ouvrages et publications dont « La France, un pays sous influences ? » (2012).

L’infuence dans les stratégies d’intelligence territoriale

Dans une concurrence mondialisée, quelle est la part de l’influence dans les stratégies d’intelligence territoriale ?

CR : Avant de parler d’intelligence territoriale, il faudrait être sûr que les collectivités territoriales ont des pratiques d’intelligence stratégiques. Ont-elles une activité de veille pour savoir ce que font leurs concurrents et éventuellement alerter ? Ont-elles une activité de sécurité pour préserver les entreprises, le capital, les emplois, des prédations étrangères, de l’ingérence ou d’attaques de toutes sortes ? Ont-elles la capacité à déceler les opportunités ? Ces aspects sont la base d’une intelligence.

L’influence vient ensuite, comme la cerise sur le gâteau. Pour l’instant, à part chez les grandes collectivités, elle est assez peu développée et trop souvent confondue avec la communication. L’influence et la communication sont deux choses différentes. Si l’on prend la grille de lecture de l’intelligence économique, l’influence est fondée sur la notion de durée, d’un message à porter sur la durée, de réseaux à entretenir pour permettre une organisation diversifiée, et de cibles à atteindre. Pour faire de l’influence, il faut être capable de réunir plusieurs parties prenantes pour faire un récit cohérent et authentique à partir de leurs différents apports. Et ça, à ma connaissance, c’est relativement peu fait.

Il existe bien la coopération décentralisée, entre collectivités territoriales. Elle appelle forcément une dimension d’influence puisque la rencontre appelle chacun à montrer ce qu’il sait faire de mieux aux autres. Mais cette influence reste cependant encore peu développée, et en tout cas certainement pas au sens d’inclure cette action d’influence dans la concurrence. De savoir que l’influence fait partie intégrante de la concurrence, je pense, c’est encore trop peu présent l’esprit des gens qui dirigent les collectivités territoriales. Il existe bien entendu des actions, mais elles ne sont pas planifiées, pas forcément pensées dans un ensemble cohérent.

Bien sûr, ces stratégies d’intelligence territoriale doivent aussi tenir compte des stratégies nationales. Sans forcément y être subordonnées, évidemment, elles doivent être en cohérence, pour éviter les contradictions dans l’image renvoyée à l’extérieur. C’est très important.

Les territoires francophones sont-ils attractifs ?

Quelle perception avez-vous de l’attractivité des territoires francophones par rapport aux blocs concurrents ?

CR : Les territoires francophones sont une notion très large, qui recouvre par exemple les territoires français nationaux et territoriaux, les territoires francophones africains, des territoires régionaux au sein d’États, etc. Il est donc difficile de l’appréhender de manière globale en disant : « ces territoires sont attractifs ou ils ne sont pas attractifs ».

Cela étant dit, nous avons le sentiment que les territoires francophones ont peut-être moins développé le récit, le « storytelling » comme on dit en bon français, que d’autres territoires, même si au sein des territoires francophones nationaux comme la France, la notion d’attractivité commence à se développer. Cela fait plusieurs années en France, par exemple, que nous avons des organismes comme Atout France, Business France, qui essaient de développer le tourisme et d’attirer les entreprises. Il y a aussi l’initiative présidentielle Choose France. On commence, il faut continuer. Dans les autres territoires francophones, je suis moins sûre que ça a été développé. Développer un récit attractif sur les territoires francophones, c’est la grande œuvre à faire.

La notion de marque est également importante. Il faut distinguer le récit et la marque, ce que les Anglo-saxons appellent le « branding ». Il y a des entreprises qui sont spécialisées en « branding » et « rebranding » d’États et de collectivités locales. Beaucoup de collectivités anglo-saxonnes ont recours à ce type de service. Encore trop peu de collectivités francophones ont saisi l’intérêt de le faire. Là aussi, le gouvernement français a annoncé la sortie d’un grand projet « marque France ».

Toutefois, dans une perspective d’intelligence économique, il faut faire attention à bien évaluer où s’arrête l’attractivité et où commence la voie ouverte aux rachats divers et variés. L’attractivité est un concept qu’on doit mener très finement et très professionnellement. Nous devons, nous, territoires francophones, faire une attractivité économique choisie sur les secteurs que nous identifions comme pertinents à l’investissement étranger. Il faut éviter à tout prix de faire une attractivité globale, qui laisserait les investisseurs étrangers choisir. Ensuite, au niveau touristique, ou même au niveau de l’image des territoires, c’est autre chose. Là, l’attractivité peut être beaucoup plus globale même si nous aurions probablement intérêt à nous focaliser d’abord sur des pays étrangers qui sont a priori bien disposés par rapport à l’image francophone.

Enfin, les territoires francophones doivent lutter contre le « French bashing », qui ne concerne pas seulement ce qui est français, mais aussi ce qui est francophone. Ce phénomène est largement développé par certains pays ou organisations non francophones. Il faut en avoir conscience pour pouvoir repérer le phénomène et y répondre. C’est aussi de l’intelligence et là nous sommes assez faibles.

Quelle influence des villes et communes francophones ?

À votre avis, les villes et communes francophones sont-elles assez influentes à l’égard des investisseurs, des entreprises, des écoles et centres de recherche ?

CR : Il ne faut pas confondre l’attractivité et l’influence, qui sont deux choses différentes. L’attractivité c’est l’inverse de l’influence. L’attractivité, c’est développer notre image interne pour faire venir des touristes ou des entreprises, alors que l’influence, c’est projeter notre image à l’extérieur, projeter des messages, des récits sur un territoire autre.

En ce qui concerne la recherche, la France reste relativement attractive grâce à son système, à ses cerveaux et très bonnes équipes de recherche. Nous sommes donc attractifs, mais est-on influent ? Est-on capable de projeter notre propre vision de la recherche à l’extérieur et nos propres priorités ? Je n’en suis pas sûre du tout. Peut-être en Europe, mais pas plus loin. Il y a un vrai sujet sur la recherche.

Sur l’enseignement scolaire, nous avons clairement perdu du terrain, de l’attractivité et aussi beaucoup d’influence. Nous avons perdu du réseau à l’étranger ; les écoles et les collèges français sont devenus hors de prix et ne sont plus accessibles. Nous n’avons plus du tout la même influence.

Vis-à-vis des investisseurs, c’est peut-être là où nous sommes le plus performants, mais il faut rester prudent comme je le disais tout à l’heure.

D’une manière générale, les francophones sont moins sensibilisés à ces questions d’influence, de récit, de lancement de messages, de soft power, etc. Nous nous améliorons, mais du chemin reste à parcourir, au niveau territorial et au niveau national.

Comment promouvoir des investissements éthiques et durables ?

Quelles stratégies pourraient déployer les territoires francophones pour attirer, retenir et contribuer au développement des investissements éthiques et durables ?

CR : Pour qu’il y ait des investissements éthiques et durables, il faut d’abord qu’il y ait des entreprises éthiques et durables. La base de l’investissement éthique, c’est de favoriser dans les territoires francophones, les entreprises éthiques, durables et responsables, qui respectent le droit du travail, les notions de bonne gouvernance, l’absence de corruption. C’est la condition pour qu’un cercle vertueux se crée.

Pour développer des stratégies, les territoires francophones doivent consulter leurs entreprises, leurs chambres de commerce, ou même leurs syndicats. La co-construction permettra d’avoir ensemble un récit attractif. Il est très important d’identifier au sein de secteurs différents, des notions similaires qui vont attirer les acteurs étrangers. Avoir des valeurs communes, mises en œuvre par les collectivités est également essentiel pour attirer des investissements éthiques et durables. Quand on construit son image, sa marque, son récit, il faut le faire de manière authentique et le moins possible s’adresser à des cabinets à l’extérieur qui ont des modèles et des vocabulaires préconçus. Il faut le faire avec des acteurs économiques et sociaux locaux, qui ont les vrais langages et les vrais mots.

La question de la donnée est là primordiale. Il faut savoir travailler ensemble avec des acteurs privés, de manière très pratique et concrète, car ce sont souvent eux qui ont les données intéressantes qui vont pouvoir attirer des investisseurs étrangers. Par exemple, en France, une entreprise de covoiturage qu’on ne nommera pas possède bien plus de données sur la mobilité des gens que le ministère des Transports. Cette entreprise accepte de mettre une partie de ces données à disposition des pouvoirs publics. Les collectivités territoriales pourraient faire elles aussi appel à des données privées, émanant de leurs entreprises locales, pour pouvoir avoir des éléments précis d’attractivité qui attirent les investisseurs étrangers. La gestion de la donnée est alors extrêmement importante : il faut que les collectivités territoriales sachent gérer elles-mêmes toutes les données qu’elles peuvent retirer de leurs échanges avec les entreprises et qu’elles évitent de les confier à des prestataires extérieurs.

Des acteurs models ?

Quels sont, à vos yeux, les acteurs modèles en matière d’intelligence territoriale dans l’espace francophone ?

CR : Joker ! Je ne veux pas me faire d’ennemi, je ne me risquerai pas à établir un tel « ranking » !


Propos recueillis par Sarah Vallée.