Contexte
L’entrée de l’Iran, de l’Égypte, de l’Éthiopie et des Émirats arabes unis au sein des BRICS1 – devenus BRICS+ – au 1ᵉʳ janvier 2024 a permis au PIB de ce partenariat2 de dépasser aujourd’hui celui des membres du G7 (Bulletin de la Banque de France, 9 janvier 2024).
De leur côté, les PIIGS3, pays autrefois décriés pour leur mauvaise gestion économique, ont produit en 2023 des taux de croissance économique supérieurs à la France ou à l’Allemagne (Peralta, 19 juin 2023).
Comment intégrer cette nouvelle donne ? Quels effets ces changements auront-ils sur l’ordre mondial et régional ? Quels défis posent-ils aux institutions internationales existantes ? Les organisations traditionnelles parviendront-elles à s’adapter ? Afin d’éclairer les dynamiques qui redéfinissent actuellement le paysage géopolitique planétaire, cette étude tripartite entreprend d’analyser le fonctionnement des groupes de pays BRICS+ et PIIGS, leur composition hétérogène ainsi que leur poids dans les relations internationales et de les comparer aux structures multilatérales consacrées telles que l’Organisation des Nations unies (ONU), le Fonds monétaire international (FMI) et l’Union européenne (UE). S’attardant sur les BRICS+, elle met en évidence l’influence croissante de nouveaux membres, remodelant l’ordre mondial selon une multipolarité toujours accrue. En parallèle, elle examine les défis économiques et politiques rencontrés par les PIIGS et leur impact sur la cohésion européenne. Enfin, elle intègre une évaluation des tensions entre les groupes émergents et les institutions établies (ONU, FMI, UE) en proposant des exemples concrets de coopération et de conflits d’intérêts (remise en question de la place du dollar dans les échanges mondiaux, création d’une deuxième BERD4, etc.). Cette étude s’achève par une réflexion sur la nécessité d’ajuster les organisations multilatérales aux nouvelles réalités géopolitiques.
Succédant à une première réflexion sur les BRICS+, cette deuxième partie sera consacrée aux PIIGS. Après avoir rappelé l’origine du groupe, elle explorera les défis économiques et politiques auxquels ces pays font face, s’intéressant en particulier aux enjeux liés à la stabilité et au fonctionnement de l’UE. Nous illustrerons notre propos grâce à quelques mesures obtenues récemment par cet ensemble auprès de l’Institution (politique de relance européenne de sortie de COVID, par exemple).
Introduction : naissance d’un acronyme peu flatteur
Le sigle PIGS (puis PIIGS)5 est apparu dès les années 1980 pour désigner le Portugal, l’Italie, la Grèce et l’Espagne (puis l’Irlande), pays dont les taux d’endettement étaient supérieurs à la moyenne européenne et dont les décisions budgétaires pour y remédier étaient considérées comme douteuses par les instances de l’Union. Il a cependant été plus fréquemment utilisé à partir de la crise financière de 2008, par des banquiers, des créanciers européens ainsi que des journalistes britanniques et allemands. Ainsi Anselm Küsters et Elsa Garrido, deux chercheurs en histoire, décrivent-ils le lobbying mené par le journal Die Zeit pour discréditer les pays en question, en analysant les 2443 articles mentionnant l’Espagne publiés en 50 ans par l’hebdomadaire allemand (Küsters & Garrido, 2020).
Cet acronyme, suite des lettres initiales des pays visés (le « S » désignant l’Espagne, « Spain », en anglais), est clairement dévalorisant, voire moqueur. Rappelant le terme « pigs » (« cochons » en anglais), il souligne la mauvaise gestion économique de ces pays, et souligne implicitement que le reste des membres de l’UE se voit contraint de leur apporter une aide financière au nom de mécanismes de solidarité, notamment pendant la crise de 2008. Dans le même temps, cette appellation (PIIGS) fait en creux la promotion de la tenue financière vertueuse des autres pays, les « premiers de la classe », avec à leur tête l’Allemagne.
Les PIIGS sous perfusion (2008 – 2020)
La crise des subprimes de 2007-2008 : mise en lumière de problèmes structurels communs
La crise financière de 2008 a été déclenchée par l’effondrement du marché hypothécaire américain, notamment du fait de la titrisation excessive des prêts dits « subprimes ». Les principales banques européennes étaient fortement exposées à ces produits toxiques, ce qui a entraîné une crise de confiance dans le système financier mondial (Milesi-Firretti & Lane, 2010). En conséquence, l’Europe a été profondément touchée par la crise. Certains pays de la zone euro, notamment la Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Irlande, et dans une moindre mesure l’Italie, ont été particulièrement affectés en raison de leurs faiblesses structurelles (chômage structurellement élevé, système bancaire faiblement préparé aux crises, manque de compétitivité) et de leurs niveaux élevés d’endettement (dette publique dans le cas de la Grèce, ou des ménages dans le cas de l’Espagne).
La lente reconstruction des PIIGS (2010 – 2020)
À partir de 2008, les cinq pays du « Club Med »6, autre surnom tout aussi péjoratif donné aux PIIGS, ont bénéficié d’aides européennes, parmi lesquelles un plan de sauvetage financier, avec la Grèce comme premier bénéficiaire dès 2010, suivi par l’Irlande, le Portugal et l’Espagne. Ces plans visaient à stabiliser les marchés financiers et à prévenir une crise de la dette souveraine. La Banque centrale européenne (BCE) a mis en œuvre une politique monétaire accommodante dès 2015 (taux d’intérêt bas, rachat d’obligations souveraines) pour soutenir ces pays.
Les PIIGS ont également bénéficié d’un renforcement de la supervision financière de l’UE à partir de 2014 pour prévenir les crises bancaires et garantir la stabilité du système financier européen. Enfin, l’UE leur a dédié un paquet d’assistance sociale pour mettre en place des filets de sécurité sociale à partir de 2017, dans le but de protéger les citoyens les plus vulnérables des conséquences de la crise économique.
En échange de ces aides et du soutien de l’UE, les PIIGS ont été encouragés, d’une part, à lancer des réformes structurelles à partir de 2013 pour améliorer leur compétitivité économique, leur marché du travail et leur gouvernance financière (Duman, 2018). D’autre part, ils ont été incités à réduire leurs déficits budgétaires à partir de 2011, en mettant en œuvre des mesures d’austérité et des réformes fiscales pour restaurer l’équilibre (réductions des dépenses publiques, augmentations d’impôts et réductions des salaires des fonctionnaires).
Les résultats de ces mesures sont mitigés. Les PIIGS étant demeurés pendant la période 2010-2018 avec des niveaux de dette au-delà des standards convenus, leur réputation au sortir de la crise reste fortement ternie. Dans certains cas, comme celui de l’Irlande, la désignation même de « PIIGS » semble avoir constitué un frein à la reprise, les créanciers doutant de la capacité de ce groupe d’États à s’en sortir (Brazys & Hardiman, 12 décembre 2014).
Tout au long de la décennie 2010-2020, ces pays ont été maintenus sous perfusion européenne et sous initiative franco-allemande. Chacun des membres étant traité séparément lors des différentes discussions autour des aides, aucun d’entre eux n’avait de poids suffisant pour contrebalancer les décisions prises à Bruxelles, Berlin ou Paris.
Les PIIGS et la pandémie de COVID-19 : un envol européen inattendu
Les derniers de la classe ? La pandémie : moment charnière et premières actions « concertées »
La pandémie de COVID-19 a entrainé, entre autres, l’interdiction puis la limitation des déplacements, mettant un coup d’arrêt au tourisme (voyages et vacances impossibles), domaine qui constitue pourtant un atout majeur pour les PIIGS (Sepúlveda, février 2023). Nous aurions pu penser que cela affecterait particulièrement ces économies, habituellement plus fragiles que les autres, mais celles-ci se sont associées pour se distinguer et porter au sein de l’UE une voix unie.
Sans doute habitués à fournir des efforts, les PIIGS ont ainsi préféré être force de proposition en initiant certains plans d’actions plutôt que de se les voir imposer par la BCE et d’autres pays de l’Union (Allemagne, France, etc.). Ensemble, ces pays ont ainsi plaidé pour une réponse collective et solidaire de l’UE face à la crise, en utilisant tous les outils disponibles de gouvernance européenne, les orientant au passage selon des priorités plus proches de leurs propres besoins.
Initiative relative à l’activité économique
Parmi les principales initiatives auxquelles ils ont œuvré figure un plan de relance économique commun de l’UE, appelé Next Generation EU, doté d’un budget de 750 milliards d’euros. Une partie importante de celui-ci était destinée aux pays les plus durement touchés par la pandémie. De plus, ils ont réussi à obtenir des fonds spécifiques pour soutenir les secteurs les plus vulnérables, tels que le tourisme et l’industrie, grâce au mécanisme de rétablissement et de résilience de l’UE.
Initiative relative à la solidarité financière
L’Initiative SURE, fournissant une aide directe aux travailleurs et aux entreprises affectés par la pandémie, et l’assouplissement temporaire des règles budgétaires, sont deux autres mesures obtenues par les PIIGS leur ayant permis de dépenser davantage pour répondre à l’urgence sanitaire.
Initiative relative à la solidarité sanitaire
Leur collaboration a également conduit à un renforcement de la coordination des politiques sanitaires. Dans le cadre du mécanisme COVAX, et grâce à l’Agence européenne des médicaments, les PIIGS ont contribué à garantir un accès équitable aux vaccins, aucun d’entre eux n’ayant le statut de fabricant. Leur population a d’ailleurs connu un taux de mortalité très élevé (Italie, Espagne). Il était par conséquent crucial pour les membres du groupe d’encourager une stratégie sanitaire commune de « production et d’achats de vaccins ». Ces efforts conjoints ont permis aux PIIGS d’obtenir un soutien significatif de l’UE pour atténuer les impacts économiques et sanitaires de la pandémie.
PIIGS et pandémie : une endurance payante
Grâce à cette collaboration étroite avec les institutions européennes, les PIIGS ont pu obtenir de l’UE un ensemble de mesures pour atténuer les effets de la pandémie sur leurs économies et leurs systèmes de santé, renforçant ainsi la solidarité et la cohésion au sein de l’Union. On notera également que les PIIGS ont paradoxalement bénéficié d’un scénario plus clément au sortir de la pandémie de COVID-19. En effet, étant moins industrialisés, ils ont d’une part été moins exposés aux conséquences des ralentissements des chaînes d’approvisionnement. D’autre part, ils ont grandement bénéficié de l’effet « carpe diem » qui a entraîné un boom du tourisme immédiatement après les déconfinements.
La guerre aux portes de l’Europe et l’association fructueuse des PIIGS (2022 – 2024)
L’exception ibérique et la réforme à venir du marché européen de l’électricité
Les sanctions économiques décidées contre la Russie après l’invasion de l’Ukraine ont sévèrement affecté les membres de l’UE, très dépendants du gaz et du pétrole russes. Cela a notamment conduit à une augmentation des factures d’électricité pour les citoyens européens. Car depuis plusieurs années, les marchés de l’électricité et du gaz étaient couplés afin d’arriver à des prix plus avantageux.
La situation géopolitique a toutefois provoqué l’effet inverse. Aussi l’Espagne et le Portugal ont-ils œuvré au sein de l’UE pour obtenir ce que l’on appelle la « dérogation ibérique », qui repose sur un « plafonnement des prix du gaz » (effectif au 15 juin 2022 et prolongé jusqu’à la fin de l’année 2023, après autorisation de l’UE), limitant les coûts d’exploitation répercutés sur le marché de gros de l’électricité par les centrales électriques alimentées au gaz. Selon les premières estimations, « le découplage du marché de l’électricité de celui du gaz a permis à l’Espagne de réduire sa facture d’électricité de 15 à 20 %, car elle a obtenu l’autorisation par Bruxelles de baisser temporairement la part du gaz dans la production de l’électricité » (Présidence espagnole du Conseil de l’UE, 16 octobre 2023).
Les PIIGS comptent désormais garder leur leadership pour pousser cette exception et ainsi réformer complètement le marché européen de l’électricité (La Tribune, 9 janvier 2023).
La reconnaissance de l’État palestinien : un autre axe diplomatique
Sur le front diplomatique, on notera l’initiative de l’Espagne et de l’Irlande pour que l’UE reconnaisse l’État palestinien (Gomez, 10 avril 2024), espérant mobiliser derrière eux le plus grand nombre de pays possible. On remarquera le relatif succès de cette démarche avec la décision de la Norvège de reconnaître conjointement l’État palestinien, annoncée le 22 mai dernier. S’inscrivant dans cette dynamique, le Parlement portugais avait d’ailleurs voté à la fin de l’année 2023 en faveur d’une résolution reconnaissant la Nakba palestinienne. Nous pouvons de ce fait nous attendre à d’autres actions en ce sens de la part des PIIGS sur le terrain diplomatique.
Conclusion
Les PIIGS sont encore bien loin de posséder le rayonnement des BRICS+, et n’en auront probablement jamais ni l’ambition, ni la capacité (ne serait-ce que du fait de leur nom). Néanmoins, nous avons vu comment en 20 ans, ce groupe de pays est passé d’un acronyme moqueur et dont l’influence au sein de l’UE était nulle ou très faible, à une alternative au couple franco-allemand, avec même une forme de leadership sur certaines décisions ponctuelles (exception ibérique qui pourrait amener à une réforme complète du marché européen de l’électricité).
Ils enregistrent des taux de croissance parmi les plus élevés d’Europe (sur la période 2022-2024) et les perspectives d’emploi sont plutôt plus favorables dans ces pays qu’en Allemagne ou en France. Un changement de scénario que les marchés reflètent clairement en provoquant la convergence entre ce que les PIIGS paient pour leur dette et ce que décaisse l’Allemagne. Difficile de savoir combien de temps cette situation durera, mais on peut constater que la croissance de l’UE est désormais beaucoup plus équilibrée. Il est peut-être temps pour les PIIGS « de commencer à donner des leçons à leurs voisins du nord », même sur le terrain diplomatique (Ordóñez, 13 novembre 2023).
La question principale est désormais : comment la dynamique enclenchée par les PIIGS peut-elle s’inscrire dans le temps ? Elle se décline en un ensemble de questions sous-jacentes, dont : quels changements structurels vont apporter ces pays à leurs économies ? Comment vont-ils utiliser ce leadership pour influencer certaines orientations politiques ou économiques au sein de l’UE ? Les PIIGS se transformeront-ils en se dotant d’organes autonomes et d’une existence juridique ?
- Anciennement BRIC, cet acronyme désigne l’ensemble de pays constitué par le Brésil, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud (en anglais « South Africa ») ↩︎
- Nous prenons le parti de parler des BRIC (devenus BRICS puis BRICS+) comme d’un « groupe » ou d’un « partenariat », selon la définition donnée lors de la réunion de 2023 en Afrique du Sud. https://brics2023.gov.za/evolution-of-brics/ ↩︎
- Acronyme désignant le Portugal, l’Italie, l’Irlande, la Grèce et l’Espagne (en anglais, « Spain ») ↩︎
- Banque européenne pour la reconstruction et le développement ↩︎
- Par souci de cohérence, nous prenons le parti de garder l’acronyme PIIGS (en y incluant l’Irlande) dans tout l’article, car l’Irlande est – aujourd’hui encore avec la reconnaissance de l’Etat palestinien – partie prenante des initiatives collectives. ↩︎
- Autre nom donné aux PIGS. Voir notamment : https://www.lexpress.fr/economie/les-etats-unis-et-le-royaume-uni-vont-ils-adherer-au-club-des-pigs_1387938.html ↩︎