Cet article est le 3ème d’une série de 4, présentant les résultats d’une consultation des ONG dans le cadre d’un rapport global sur le devoir de vigilance des entreprises.
Lire la partie 1: Devoir de vigilance : Que pensent les ONG de la Loi française de 2017 ? Est-elle adaptée ? Est-elle efficace ?
Lire la partie 2 : Devoir de vigilance : quel périmètre d’application ?
Lire la partie 4 : Devoir de vigilance : actions à mener pour que les ONG et les entreprises puissent travailler ensemble au bien commun
La phase suivante du projet portera sur la vision des grandes entreprises quant à l’impact de la loi sur leur gouvernance.
Quelles sont les attentes minimales des ONG vis-à-vis des entreprises pour que ces dernières soient considérées comme « en bonne voie » ?
La loi de 2017 contraint les entreprises visées par le texte à apporter la preuve qu’elles ont établi un plan de vigilance en nommant tous les risques et qu’elles ont averti leurs filiales, leurs sous-traitants et leurs fournisseurs de l’obligation qu’ils ont de respecter toute une série de consignes d’ordre social, environnementale et sociétale.
Le constat des ONG est le suivant : les entreprises subissent plutôt que ne se servent du plan de vigilance comme outil de développement stratégique. Ce document tient plus souvent du plan d’affichage, de communication que d’un réel outil de gestion qui viserait à cartographier, prévenir les risques et mettre en place une stratégie adaptée aux enjeux RSE. Il est vécu comme une contrainte. Souvent totalement illisible, il devient impropre à permettre l’aide au pilotage d’une entreprise.
Lorsqu’il est considéré comme une obligation, les entreprises essaient d’en minimiser l’impact en l’isolant pour éviter le risque d’une mise en jeu de leur responsabilité. On observe, ainsi, dans nombre de sociétés, une volonté de traiter le plan de vigilance comme un document à part, ce qui permet de restreindre le risque de poursuite judiciaire de l’entreprise.
Il n’est que de citer l’exemple d’une célèbre compagnie pétrolière qui dans la partie dédiée à la déclaration extrafinancière de son document d’enregistrement universel introduit le scope 3, mais dans le plan de vigilance, se limite à intégrer les scopes 1 et 2.1 Elle sous-entend par-là que sa responsabilité juridique, si elle devait être engagée sur le fondement de la loi de 2017, devrait être limitée aux deux premiers scopes. Cette démarche montre une volonté, du fait de l’incertitude liée à la nature juridique du plan de vigilance qui reste à préciser par le juge, de s’engager de façon beaucoup plus prudente dans le cadre du plan de vigilance que dans d’autres parties du document d’enregistrement.
Les ONG attendent des sociétés qu’elles changent d’attitude et respectent réellement l’obligation de suivi tout au long de la chaîne de valeur ce qui implique notamment la mobilisation de toutes les parties prenantes, une diffusion d’information de façon transparente, la mise en place d’indicateurs précis ainsi qu’une évolution significative de la culture d’entreprise.
La transparence
Le premier pas pour qu’une société soit considérée comme en bonne voie est qu’elle fasse preuve de transparence notamment en rendant publiques, via le plan de vigilance, des informations qui ne sont toujours pas accessibles aujourd’hui.
On constate qu’un certain nombre de plans ne répondent pas aux demandes de la loi, c’est-à-dire n’ont pas établi et intégré de réelle cartographie des risques obéissant à des méthodologies rigoureuses. Les risques sont souvent définis de façon assez générique et pour la plupart des entreprises, l’information délivrée dans le document n’est pas précise.
La loi prévoit que les entreprises ont la possibilité de s’associer dans un projet d’initiative sectoriel pour produire un tel document, comme c’est le cas par exemple, des grandes banques françaises qui, dans leur tout premier plan de vigilance, avaient indiqué qu’elles s’étaient concertées pour établir celui-ci compte tenu des risques communs inhérents à leur secteur d’activité. Mais cela leur permet surtout, d’après les ONG, de rester très génériques ce qui n’est pas satisfaisant. En effet, le plan de vigilance comme défini par la loi de 2017 n’est pas celui d’un secteur d’activité (ex. : secteur bancaire ou extractif). Il doit être celui de l’entreprise concernée, faisant ressortir des informations sur ses activités concrètes (risques pays, activités à risque, projets à risque), ce qui est loin d’être toujours le cas.
De même, concernant la description des actions mises en œuvre pour faire face aux risques et la mise en place des procédures de suivi, on devrait avoir un certain nombre d’indicateurs, et de résultats liés à ceux-ci, ce qui là encore fait souvent défaut.
La première avancée significative serait donc une plus grande transparence dans le respect des attendus de la loi, à savoir une cartographie des risques incluse dans le plan de vigilance contenant des informations précises sur l’entreprise qui les produit, une description des actions mises en place pour déjouer les risques identifiés et enfin la production chiffrée des mesures de suivi. La transparence implique bien entendu que l’information soit sincère.
Des indicateurs précis et mis à jour régulièrement
Une définition précise de ce que sont les indicateurs devrait être produite par les entreprises dans leur document et non une simple confirmation de la présence de ceux-ci, afin que les ONG puissent juger de leur pertinence et soient en capacité de mesurer les résultats relatifs à l’atteinte des objectifs fixés. Aujourd’hui, estime notamment l’ONG Les amis de la terre, les d’informations livrées sont très insuffisantes et le plan de vigilance, dont l’une des visées exprimées lors des débats parlementaires, était de contrebalancer l’absence de renversement de la charge de la preuve en donnant un certain nombre d’informations aux parties prenantes (entre autres en vue des contentieux) ne joue pas son rôle.
Pour suppléer les insuffisances des entreprises, certaines ONG dont Notre affaire à tous qui s’intéressent aux questions climatiques ont mis en place des outils de mesure dans le but de faire un benchmark de la vigilance climatique.
Une note de 0 à 100 est attribuée aux sociétés. Une entreprise qui aurait 100, par exemple, serait totalement respectueuse des règles relatives aux questions climatiques, sous réserve d’une interprétation du juge à venir. L’ONG a ainsi réussi à faire des questions climatiques, qui n’étaient pas introduites dans les plans de vigilance, la loi ne l’ayant pas explicitement prévu, un point essentiel desdits plans. Désormais, si toutes les entreprises intègrent les questions climatiques de manière relativement détaillée, la mise en œuvre du plan de vigilance reste très insatisfaisante. Cela pousse les organisations à multiplier mises en demeure et procédures pour contrer le sentiment d’impunité des sociétés. Il est donc très important que le juge se prononce et prenne des décisions contraignantes afin que les entreprises cessent de privilégier une unique logique de profit et adoptent un comportement socialement responsable.
Pour Mighty Earth passer par l’aspect légal à savoir le procès, permet d’avoir un véritable impact sur les différentes parties prenantes. Pour l’ONG, c’est une phase nécessaire pour que les sociétés prennent véritablement conscience de leur responsabilité, des risques financiers et d’image qu’une condamnation entrainerait inévitablement.
L’assignation en justice comme la mise en demeure, au-delà du fait qu’elles font peur aux entreprises qui craignent notamment de subir un préjudice réputationnel, portent un aspect véritablement positif.
En effet aujourd’hui lorsqu’une société est mise en cause de la sorte, elle s’applique à apporter une réponse extrêmement détaillée sur les points litigieux. Pour Notre affaire à tous, cela démontre une prise de conscience des enjeux et des risques ; le fait que les sociétés poursuivies répondent sur le fond sans se dérober alors que sur la question climatique (non incluse dans la loi de 2017) elles pourraient le faire, est une avancée véritablement significative.
Enfin, il apparait qu’à l’heure actuelle, les plans de vigilance avec les indicateurs qui y sont intégrés ne sont publiés qu’une fois par an à côté de la déclaration de performance extrafinancière et du rapport de gestion. Or les ONG estiment que logiquement, les indicateurs étant censés évoluer avec les processus et avec les risques identifiés par l’entreprise, il serait souhaitable qu’à chaque fois qu’une entreprise identifie un nouveau risque, elle fasse évoluer et amende le plan en conséquence dans une démarche d’amélioration continue. Force est de constater que cela n’est pas le cas.
La participation des parties prenantes
L’ONG Terre solidaire observe que, dans la plupart des cas, les plans de vigilance ne sont pas élaborés en concertation avec les personnes potentiellement affectées, avec les stakeholders, les syndicats, parce que ce n’est pas une obligation légale. Une nécessaire consultation des parties prenantes pour élaborer le plan de vigilance constituerait une amélioration notable de la Loi. Cela permettrait l’élaboration de plans plus pertinents, mieux construits, en cohérence avec les attentes des différentes parties. Par exemple, il y a très peu de plans de vigilance qui viennent détailler pays par pays, les relations établies qu’une société a avec ses sous-traitants. Or, normalement, ce devrait être le cas. De même, la consultation d’organisations de la société civile locale, d’associations ou encore d’organisation de peuples autochtones, de communautés locales serait légitime pour construire un plan efficace et cohérent.
Par ailleurs toujours dans cette démarche d’inclusion des parties prenantes, il serait logique que le plan de vigilance soit publié dans toutes les langues des pays dans lequel l’entreprise est présente. En effet, ce plan est surtout censé protéger les populations dans les territoires où la législation n’est pas forcément à niveau sur les problématiques RSE. C’est un enjeu d’accessibilité majeur pour les populations autochtones autant que pour les associations locales qui travaillent à protéger leurs droits en ayant la possibilité notamment de vérifier si l’entreprise a correctement cartographié sa chaîne de valeur, a identifié les risques dans leur intégralité sur la zone concernée.
L’évolution de la culture d’entreprise
Les ONG soulignent que, trop souvent, la façon dont est adressée la question de la RSE dans les grands groupes n’est pas à la hauteur des enjeux. Les équipes mobilisées sur ces questions sont en général très insuffisantes et les moyens financiers dédiés aux projets de terrain sont souvent dérisoires en comparaison des revenus de ces sociétés.
Par ailleurs, comme le souligne l’ONG FIDH, l’une des difficultés dans l’élaboration d’un plan de vigilance véritablement sérieux tient au fait que les équipes qui les conçoivent ont souvent un statut particulier dans la société. Elles ne font en général pas partie des organes de direction, n’ont pas de pouvoir quant à l’établissement des priorités du board et des moyens limités pour convaincre en interne. Au surplus, elles sont souvent soumises à des injonctions contradictoires.
La question fondamentale qui se pose alors est celle du changement de la culture d’entreprise. La loi de 2017 ou encore la directive actuellement en discussion visent à faire évoluer le comportement des entreprises dans les domaines sociaux, sociétaux et environnementaux. Pour cela un certain nombre d’ONG préconisent l’adoption de mesures permettant une véritable mise en cause de laresponsabilité des organes de direction en cas de défaillance du plan de vigilance dans l’établissement. Elles estiment qu’un travail de fond de la gouvernance ne sera amorcé que si des mesures contraignantes sont prévues. La responsabilisation doit exister sur l’ensemble de la chaîne interne de l’entreprise.
- Le périmètre ou scope 1 correspond aux émissions directes de l’entreprise, le scope 2 aux émissions liées à la consommation énergétique et le scope 3 aux émissions indirectes, émanent de l’ensemble de la chaîne logistique, amont et aval. ↩︎