Cette tribune est issue de l’intervention de Diane de Saint-Affrique à la conférence « Finance durable : gouvernance et métrique », organisée le 25 novembre 2022, à Paris par SKEMA PUBLIKA et Bpifrance.
Gouvernance et RSE sont désormais indissociables
Le paysage de la gouvernance a changé de physionomie ces dernières années notamment sous l’impulsion de nouvelles normes qui ont émergé en termes de responsabilité sociale, sociétale et environnementale (RSE). Ces deux concepts, gouvernance et RSE, apparaissent désormais indissociables et s’inscrivent comme une nouvelle réalité de gestion des entreprises.
Si on remonte dans le temps, le terme de gouvernance apparaît en 1937 dans un article de Ronald Coase intitulé « The Nature of the Firm ». Mais c’est dans les années 70 que ce concept se développe véritablement, étant en général défini par les économistes comme : « la mise en œuvre de dispositifs visant à mener des coordinations internes en vue de réduire les coûts de transaction que génère le marché ». L’approche est ici purement financière. Il faudra attendre 60 ans, l’année 1997, alors que sévit une sévère crise en Asie, pour que le terme « bonne gouvernance d’entreprise » prenne de l’importance. L’épithète « bonne » est connotée d’une référence normative qui va prendre de plus en plus d’ampleur et qu’il faudra mesurer de façon objective et rationnelle.
Le thème de la gouvernance d’entreprise a pris ces dernières années toute sa pertinence, étant au cœur des préoccupations, notamment des pouvoirs publics et des chercheurs et ce, dans des champs disciplinaires aussi divers que le droit, la finance, l’économie, la gestion ou encore les sciences politiques. C’est notamment à la suite de retentissants scandales comme ceux d’Enron, de Parmalat ou encore de Vivendi Universal qu’il est apparu nécessaire aux sociétés occidentales au travers d’initiatives nationales mais aussi par le biais d’organisations internationales comme l’OCDE ou la Banque mondiale, de prendre des mesures pour renforcer les règles relatives à la gouvernance d’entreprise et à son application.
Il en ressort que la gouvernance ne peut plus être uniquement fondée sur une approche financière de la maximisation des profits des actionnaires comme l’avait décrite Friedman en 1962. Désormais, il faut également tenir compte des ressources, des compétences, des parties prenantes internes et externes. Il convient d’y agréger un certain nombre de règles de droit et de règles éthiques qui vont régir les relations entre l’entreprise et les parties prenantes.
On attend aujourd’hui que l’entreprise apporte une contribution à la société en tenant compte des conséquences de son activité à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise. D’où la place de plus en plus prégnante de la RSE et le défi majeur pour la gouvernance d’entreprise qui est bien entendu de continuer à être profitable sur le plan financier pour répondre aux attentes des actionnaires mais également d’être en mesure de garantir en toute circonstance la prévalence de l’intérêt général et la défense de valeurs susceptibles d’accroitre le bien-être de la société toute entière dans un souci d’ordre éthique.
On parle de gouvernance responsable. Cette dernière doit répondre à trois principes fondamentaux : rigueur, légitimité et compétence dans la disposition des ressources humaines et matérielles. Ses effets doivent être reconnaissables et donc quantifiables dans tous les domaines, du marché formel à l’économie informelle. Dans l’exercice de ses décisions stratégiques, le dirigeant doit avoir conscience que toute création de valeur est susceptible de perdre sa légitimité si elle a pour conséquence d’entraîner en parallèle une perte de valeur significative, tant pour l’environnement que pour les acteurs qui ont contribué à sa création.
Donc plus que jamais l’entreprise doit être socialement responsable si elle veut bénéficier d’une légitimité sociale et survivre dans un monde où le risque réputationnel est majeur. Cela nous amène à reconsidérer la place de la RSE dans le développement des entreprises. C’est en 1953 qu’une première définition de la responsabilité sociale de l’entreprise a été proposée par l’économiste américain Howard Bowen. Cette définition était étroite et ne visait alors que les très grandes entreprises qui devaient avoir pour objectif de mettre en adéquation leurs valeurs organisationnelles avec celles de la société au sein de laquelle elles opéraient. Cette définition ne correspond plus à la réalité du moment.
L’impact majeur de la RSE doit faire évoluer la gouvernance
Aujourd’hui, la RSE impacte toutes les entreprises quelle que soit leur taille.
Ces dernières doivent de plus en plus, soit parce que la loi les y incite, soit parce que le marché, la société civile ou les ONG les y pousse, soit par initiative volontaire, intégrer durablement les préoccupations sociales et environnementales dans leurs activités et dans leurs interactions avec les autres acteurs, les différentes parties prenantes.
Ainsi, depuis une quarantaine d’années les organisations se sont vu imposer la production et la diffusion d’informations financières et extra financières de façon exponentielle. Les notions de développement durable, de responsabilité sociale et sociétale sont devenues un enjeu central de développement entrepreneurial. Des critères sociaux et environnementaux de plus en plus nombreux sont considérés souhaitables à respecter par les dirigeants de société. C’est ainsi que les notions d’investissement socialement responsable (ISR) tout comme les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) et de développement durable (DD) sont aujourd’hui indissociables et intrinsèquement liées au développement et à la croissance des entreprises.
On va de plus en plus systématiquement étudier et mesurer la cohérence du comportement des entreprises avec les normes et les valeurs sociales les plus importantes. Dans le domaine financier par exemple, on va regarder de quelle façon est utilisé l’argent, s’il l’est de manière responsable, c’est-à-dire notamment dans le respect des normes éthiques et des pratiques financières considérées comme vertueuses.
Régulation imposée par le législateur
Pour atteindre cet objectif et pour faire face au nouveau enjeux sociaux et environnementaux, le législateur est intervenu à plusieurs reprises pour indiquer ce que devrait être le comportement responsable des grandes sociétés. Un certain nombre de lois ont été votées, ne cessant d’étendre, réforme après réforme, l’obligation de transparence extra-financière des entreprises.
Ce mouvement a été initié par la loi du 12 juillet 1977 relative au bilan social de l’entreprise. L’étape suivante s’est jouée en 2001 avec l’adoption de la loi sur les nouvelles régulations économiques dite loi NRE, qui a rendu obligatoire la production d’informations sociales et environnementales par les sociétés cotées.
À l’issue du Grenelle de l’environnement, cette obligation a été étendue en 2010 à un certain nombre de sociétés non cotées en fonction de leur taille et la liste des indicateurs a été considérablement augmentée, notamment en ce qui concerne les informations sociétales.
Pour compléter ce dispositif déjà très lourd, l’ordonnance du 19 juillet 2017 et son décret d’application du 9 août 2017 sont venus imposer une obligation de déclaration de performance extra-financière pour les sociétés cotées et les sociétés non cotées dépassant les seuils définis dans le décret du 9 août 2017. Cette ordonnance est très importante en ce qu’elle modifie le visage du droit français en imposant une obligation de transparence extra-financière qui n’existait pas jusqu’alors.
Enfin la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises dite loi PACTE est venue modifier et enrichir le code civil et le code de commerce en introduisant dans la loi des problématiques qui relèvent de la responsabilité sociale des entreprises :
- L’article 1833 al 2 dispose ainsi que « La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».
- L’article 1835 du CC dispose lui que : « Les statuts peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ».
- L’article L.210-10 du code de commerce suivant des modalités définies à l’article R.210-21 du même code prévoit les conditions de l’adoption d’un statut de société à mission.
- Être une société à mission implique (i) la définition d’une raison d’être au sens de l’article 1835 du code civil, (ii) des objectifs sociaux et environnementaux à atteindre dans le cadre de la mission, (iii) des modalités de suivi de l’exécution de la mission par des organismes ad hoc.
On peut donc constater que réforme après réforme l’objet de l’obligation de transparence extra-financière n’a cessé de s’étendre et ce mouvement va perdurer en touchant un nombre toujours plus large de sociétés. Le risque est alors pour les entreprises de produire des rapports extrêmement touffus, très lourds, manquant de lisibilité avec des informations qui vont se répéter ou pire se contredire, ce qui risque d’être contre-productif voire dangereux.
Proposition d’autorégulation pour une meilleure intégration de la RSE en entreprise
Ce constat peut nous amener à réfléchir à une autre façon de penser l’intégration de la RSE en entreprise, une autre voie, qui privilégierait l’autorégulation, notamment pour la mise en place de reporting extra-financiers adaptés aux problématiques particulières de chaque société concernée, ces dernières choisissant librement les indicateurs sur lesquels elles devront s’expliquer et évidemment en mettant en place une méthodologie rigoureuse aidée par une métrique incontestable. En cela l’index SPI (Sustainable Performance Index – Pr Dhafer Saïdane) est un outil indispensable.
En effet, concrètement, chaque société a des caractéristiques qui lui sont propres et imposer une règle unique et générale quelle que soit la taille, la branche ou les spécificités de l’entité risque d’être contre-productif tant sur le plan économique que sur le plan social et sociétal. La nuance est en la matière indispensable et la loi par nature contraignante ne paraît pas être toujours l’instrument le mieux adapté au déploiement harmonieux des normes RSE.
En revanche le droit souple, la soft law, peut être une voie à explorer en ce qu’il est plus à même de s’adapter aux spécificités des entreprises tant dans le domaine de leur capacité d’action que de leur impact sur les rapports sociaux, sociétaux et environnementaux. Ce droit repose non sur la contrainte d’une règle édictée par l’extérieur, par le législateur mais sur l’adhésion et la responsabilisation des différentes parties concernées grâce notamment à la co-construction des règles par les acteurs et au dialogue entre les différentes parties prenantes.
Le principe du reporting intégré serait de permettre aux acteurs concernés de fixer eux-mêmes les règles de conduite qui leur paraissent équitables et possibles à respecter compte tenu des contraintes internes et des contraintes du marché auxquelles ils sont soumis, bien entendu dans le respect du cadre légal prédéfini.
Ils pourront, en les justifiant par des critères objectifs mesurables, fixer les indicateurs significatifs et pertinents à suivre. Ces derniers devront être définis avec précision, être objectivement quantifiables et donneront en interne aussi bien qu’en externe des indications sur le pilotage responsable et ses incidences négatives comme positives dans les domaines sociaux, environnementaux, sociétaux et dans ceux de la lutte contre la corruption.
Les objectifs étant fixés par les instances de gouvernance seront le fruit d’une démarche volontaire plus aisée à proposer comme cadre à l’ensemble des salariés de l’entreprise. Ayant été construit avec l’aide de toutes les parties prenantes, cet outil normatif souple pourra alors devenir une véritable aide au pilotage responsable de l’entreprise.
Nécessité d’une mesure d’impact fiable
La mesure d’impact est dans ce cadre, et en tout état de cause, une donnée absolument essentielle à la pratique d’une gouvernance responsable. L’effectivité de ces règles doit pouvoir être quantifiable et justifiable, d’où l’importance de la mise en place d’une métrique rigoureuse et fiable qui permette de mesurer de façon objective et concrète les progrès des entreprises tant sur le plan financier qu’extra financier, en mesurant des données sélectionnées comme pertinentes et adaptées aux différents secteurs d’activité considérés. C’est ce qu’on peut appeler une smart law.
En résumé, si on veut que les principes RSE soient durablement intégrés et respectés en entreprise, ils doivent être partagés par tous les acteurs, proposés et choisis par eux-mêmes mais encadrés de façon rigoureuse en mettant en place des instruments de mesure sérieux et scientifiquement incontestables et non imposés de façon autoritaire par le législateur au risque d’être inadaptés et donc inapplicables.
Recommandations :
- la gouvernance doit impérativement intégrer les préoccupations RSE dans ses objectifs ;
- les critères RSE doivent être un instrument de pilotage essentiel, gage de légitimité vis-à-vis des parties prenantes ;
- ces critères doivent être définis par les entreprises ou les branches en fonction de leurs spécificités, dans le cadre de la loi mais non imposés dans le détail par le législateur ;
- pour être crédible la démarche doit être justifiable et quantifiable d’où la recommandation de la mise en place d’une métrique rigoureuse, fiable et contrôlable.