Intelligence Artificielle et souveraineté européenne
INCERTITUDES - Influences, géopolitique, numérique, risques

Intelligence Artificielle et souveraineté européenne

Comment faire émerger une souveraineté européenne de l’industrie de l’Intelligence Artificielle ?

ÉCLAIRAGES ET RECOMMANDATIONS

Depuis quelques années, l’intelligence artificielle (IA) occupe une place prépondérante dans l’espace médiatique, politique, mais également économique, au point qu’on la qualifie de « miracle numérique » ou de « révolution de l’IA ». En effet, l’IA et plus particulièrement l’IA générative sont venues bouleverser notre quotidien professionnel et personnel. C’est notamment l’objet du rapport SKEMA Publika, publié en décembre 2024, intitulé « La transition numérique : impacts et dépendances », qui analyse les impacts et les dépendances liés à la transition numérique et à la transition vers l’IA. L’importance politique et stratégique de cette nouvelle technologie est par ailleurs illustrée par la récente actualité autour de la compétition sino-américaine. En janvier 2025, l’outil d’IA chinois DeepSeek est venu ébranler le rapport de force dans la course à l’IA. Cet outil inquiète le concurrent américain ChatGPT par son faible coût de développement de moins de 6 millions de dollars selon la Chine1. A titre de comparaison le développement de ChatGPT-4 aurait coûté 80 millions de dollars et, au total, OpenAI aurait dépensé 3 milliards de dollars pour l’ensemble de ses modèles2.

Washington a, par conséquent, salué le projet Stargate, qui associe SoftBank, OpenAI et Oracle dans un projet d’investissement de 500 milliards de dollars pour construire l’infrastructure nécessaire au développement d’une industrie de l’IA et pour gagner la compétition avec la Chine3. De son côté l’Union européenne (UE) s’est engagée à investir à hauteur de 1,5 milliard d’euros pour la période 2018-2020 puis à hauteur de 1 milliard d’euros par an de 2021 à 2027 dans la recherche et l’innovation liées à l’IA4. Un pas de plus vers une doctrine européenne du numérique a été franchie en janvier 2025 lorsqu’un collectif de plus de 200 entreprises du numérique européennes a dévoilé le projet « Eurostack ». Ce dernier pose le constat d’une Europe qui se trouve à un point d’inflexion historique où il est urgent de faire évoluer l’actuel statut de « colonie numérique américaine » du Vieux Continent. En conséquence, ce projet propose une série de mesures contraignantes et incitatives visant à fédérer les forces numériques européennes en achetant, vendant et finançant européen. L’idée est de mettre en place une doctrine où la technologie, la gouvernance et le financement œuvrent pour des investissements centrés sur l’Europe afin de construire et d’adopter une suite d’infrastructures numériques. Parmi les mesures proposées, on note l’idée de créer un « Buy European Act » pour soutenir le développement d’entreprises du numérique européenne5. En effet, plusieurs acteurs laissent penser qu’un sursaut européen du numérique s’impose. Le discours de Mario Draghi, du 18 février 2025, dans le cadre de la Semaine parlementaire européenne de 2025, a pointé les effets à long-terme du retard européen. Il a souligné que huit des dix principaux modèles de langage ont été développé aux Etats-Unis, les deux autres provenant de Chine. De plus, il a insisté sur la nécessité d’une coordination sans précédent entre les gouvernements et les parlements nationaux, la Commission européenne et le Parlement européen. Pour Mario Draghi des investissements annuels de 750 à 800 milliards d’euros sont nécessaires pour revitaliser l’économie européenne en général, suggérant une combinaison d’instruments de l’UE et une utilisation plus flexible des aides d’État pour atteindre cet objectif6. La course à l’IA est d’une importance stratégique en termes de souveraineté politique. L’Europe a raté le virage d’Internet dans les années 1990-2000 et ne peut pas se permettre de rater le tournant vers l’IA. D’où la pertinence de ce policy paper qui émane de la contribution scientifique de Ludovic Dibiaggio, Lionel Nesta et Simone Vannuccini, « European sovereignty in artificial intelligence : A competence-based perspective7». Cette contribution s’inscrit dans la continuité du premier policy paper réalisé par SKEMA Publika en avril 2022 et intitulé, « Intelligence artificielle, un sujet politique – Les principales puissances dans le monde, quel positionnement pour la France ? » tiré de l’article, «L’intelligence artificielle : technologies et acteurs clefs », de Ludovic Dibiaggio, Mohammed Keita et Lionel Nesta.

Nous allons nous interroger sur les différences dans les approches visant à développer les outils d’IA dans le monde et tenter de définir l’approche européenne avec ses atouts et ses faiblesses. Sur la base de cette analyse, nous proposerons des recommandations pour faire émerger une souveraineté européenne de l’industrie de l’intelligence artificielle dans le contexte de compétition accrue entre les Etats-Unis et la Chine.

Confrontée à la concurrence de ces deux puissances, l’UE se doit de devenir un acteur majeur dans le domaine de l’IA pour renforcer sa compétitivité économique, en maîtrisant des technologies stratégiques, et réduire sa dépendance vis-à-vis de pays tiers. Actuellement, l’industrie de l’IA européenne est subordonnée aux entreprises américaines dans le domaine des infrastructures, des logiciels et des services nécessaires au développement de modèles d’IA. Cette dépendance est un véritable frein au développement d’une IA souveraine et indépendante dans la mesure où la protection contre les intrusions et les atteintes à la confidentialité n’est pas fiable. Dans ce policy paper, nous allons mettre en évidence l’idée selon laquelle la question de l’intégration des chaînes de valeur de l’IA et de la souveraineté devrait prendre en compte la dépendance européenne aux infrastructures comme les semi-conducteurs et le cloud étrangers. Car sans maîtrise des infrastructures du numérique, la notion de souveraineté de l’IA restera un vœu pieux.

Pour évaluer la capacité de l’UE à atteindre la souveraineté technologique dans le domaine de l’IA, les auteurs ont mené une analyse approfondie des données de publications et de brevets des acteurs mondiaux majeurs entre 1990 et 2021. Sur cette base, ils ont proposé une méthodologie de mesure de l’innovation fondée sur l’analyse des capacités d’intégration et de spécialisation ainsi que sur les niveaux et les formes d’investissements. Cela permet de dégager les forces et faiblesses de l’industrie européenne de l’IA, industrie devenue un objet de rivalités internationales et de « courses aux armements » émergentes, visant à diriger et à contrôler son développement.

Il s’agit ici d’apporter aux décideurs publics et privés une perspective comparative des positionnements stratégiques des pays leaders de l’IA, essentielle à la prise de décision éclairée en matière d’investissements, d’organisation et de collaboration.

SYNTHESE DES RECOMMANDATIONS

  1.  Développer une compréhension commune de la directionnalité des investissements pour faire émerger des champions européens dans le domaine des services, dans les secteurs de la santé ou du culturel par exemple.
  2. Collecter et analyser des données à l’échelle de l’UE tout en respectant les règles de protection de la vie privée. Cela implique une uniformisation des règles et des données sur le modèle de ce qui a déjà commencé à être fait avec le règlement général de protection des données (RGPD).
  3. Développer une stratégie d’intégration sur toute la chaîne de valeur de l’IA en se démarquant des modèles américains et chinois en créant une IA centrée sur l’humain et digne de confiance.
  4. Orienter le développement de l’IA vers une spécialisation productive spécifique. Définir avec les pays membres les techniques qui contribueraient au développement des fonctions utiles aux applications industrielles ou de services dans lesquelles l’Europe est dominante ou souhaite prendre des parts de marché. Tout en prenant en compte l’impératif de la flexibilité d’adaptation aux nouveaux enjeux et aux nouvelles technologies. Une stratégie push qui pourrait être pertinente serait une approche tournée vers la science et les universités, avec des financements orientés vers les solutions dont les industriels européens ont besoin. La commande publique nous paraît également être un moyen efficace de stimuler l’innovation en général et surtout dans le domaine de l’IA.
  5. Attirer les meilleurs talents grâce à des salaires plus élevés et des conditions de travail plus attractives.
  6. Mettre en place un cadre réglementaire clair et favorable à l’innovation tout en garantissant la sécurité et l’éthique en adoptant le concept de Smart Law. C’est un concept qui incarnerait un équilibre entre innovation, sécurité et éthique par un encadrement pragmatique de l’IA.

LE POLICY PAPER AU COMPLET


  1. Graindorge, T. (2025, 27 janvier). Qu’est-ce que DeepSeek, l’IA chinoise qui pourrait concurrencer ChatGPT ? Le Point.  ↩︎
  2. Billon, J. (2025, 28 janvier). DeepSeek  : 5 choses à savoir sur l’IA chinoise qui concurrence ChatGPTBDM↩︎
  3. Haeck, P. (2025, 23 janvier). Trump met 500 milliards de dollars dans l’intelligence artificielle, une “claque” pour l’Europe. POLITICO↩︎
  4. Séramour, C. (2024, 16 septembre). L’UE traîne des pieds en matière d’investissements dans l’IA selon la Cour des comptes européenne. www.usine-digitale.fr↩︎
  5. The white paper. (2025, 26 mai). EuroStack.  ↩︎
  6. European Parliamentary Week 2025 : keynote speech by Mario DRAGHI, former Italian Prime Minister and former President of the European Central Bank – Multimedia Centre. (2025). Multimedia Centre.  ↩︎
  7. Dibiaggio, L., Nesta, L., & Vannuccini, S. (2024). European sovereignty in artificial intelligence: A competence-based perspective. SKEMA Business School; Université Côte D’Azur; GREDEG CNRS. 2024. hal-04841182. ↩︎