Les relations internationales sous le prisme économique. L’économie contribue-t-elle à la paix ?
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Les relations internationales sous le prisme économique. L’économie contribue-t-elle à la paix ?

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Relations internationales : l’économie contribue-t-elle à la paix ? Dans un moment international de grande tension, Claude Revel estime dans son éditorial pour la Revue diplomatique que rien n’est moins sûr et appelle au retour du politique et de la diplomatie pour parvenir à un monde pacifié.

Ce texte est la préface de la Revue Diplomatique n°19 de l’Institut d’études de géopolitique appliquée.

L’économie n’est jamais loin, ni de la paix, ni de la guerre.

Les relations internationales ont de tout temps été liées à l’économie, de manière interactive. On le voit dans l’Antiquité, puis dans le monde européen des XVIe et XVIIe siècles, avec des banquiers et commerçants qui tiennent les princes, lesquels les utilisent bien, puis lors des premières mondialisations de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Le lien se renforce après la Seconde Guerre mondiale et l’irruption au début des années 1990 de ce que l’on appelle aujourd’hui « la » mondialisation, avant tout économique. Il va de pair avec les évolutions des technologies et des communications et confère aux acteurs transnationaux que sont les organisations multilatérales et les grands acteurs privés une importance accrue par rapport aux États.

La question qui de notre point de vue se pose avec acuité aujourd’hui est de savoir si la montée en puissance de l’économie comme axe majeur des relations internationales depuis l’après Seconde Guerre mondiale a contribué ou non à les pacifier, et quel avenir on peut attendre.

La théorie énoncée au début du XVIIe siècle par Hugo Grotius, diplomate et juriste hollandais, était que le développement du commerce et les traités garantissant la liberté des échanges sont un facteur de pacification des relations internationales. Sur un tout autre registre, Clausewitz suggère que si la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, son issue repose sur les capacités militaires d’un État et aussi sur ses ressources économiques. En fait, l’économie n’est jamais loin, ni de la paix ni de la guerre.

« Notre » mondialisation est — était ? — marquée par l’idée que le droit, la démocratie et la liberté des échanges facilitent la coopération entre États et ainsi apaisent les relations internationales, que la compétition peut s’exercer dans la paix si elle est régulée au plan international et que l’interdépendance des États contribuera à faire baisser les tensions liées aux nationalismes. Certes ces systèmes limitent la souveraineté des États, mais en fin de compte, c’est le prix à payer pour la paix mondiale.

Toutes les institutions économiques de l’après-guerre ont été créées sur ces bases (agences économiques et financières des Nations unies, OCDE, puis l’OMC qui succédait au GATT en 1996), le nombre d’accords de libre-échange bilatéraux et multilatéraux n’a fait que croître depuis. La plupart des États sont liés par un ou plusieurs de ces accords, qui nécessairement influent sur leurs relations internationales, sans parler des dépendances financières plus ou moins fortes qu’ils entretiennent avec les grands acteurs financiers multilatéraux et privés.

Parallèlement se sont développées des armatures conceptuelles (ou idéologiques, selon les points de vue) qui ont voulu donner une cohérence aux relations économiques internationales. Cela a été le cas du trop peu cité consensus de Washington, corpus libéral élaboré par des experts et économistes du FMI et de la Banque mondiale dans les années 80, dont le succès dans les années 1990 a bénéficié de la chute de l’URSS et des systèmes communistes, et qui est donc devenu une sorte de bible internationale apparemment acceptée par tous.

Un autre corpus est né dans les années 1975 autour du développement durable, notion née au sein du Rockefeller Center et popularisée par le rapport onusien dit Brundtland, du nom de l’ancienne Première ministre norvégienne qui le présidait. Ce concept a eu le succès phénoménal que l’on connaît, avec ses déclinaisons multiples et planétaires en termes de responsabilité sociale et d’environnement. Outre le fond, son intérêt réside dans l’éclatement des responsabilités qu’il induisait, puisque toutes les parties prenantes, États, mais aussi entreprises et organisations privées non gouvernementales se trouvaient en charge de l’appliquer directement, sous la houlette de grands textes multilatéraux. Les distinctions traditionnelles entre public et privé ont volé en éclat, avec une interconnexion voire une confusion des rôles entre États et acteurs privés dans la définition des régulations mondiales. Les deux corpus fonctionnaient bien ensemble, la dureté du libéralisme étant censée être tempérée par ces pratiques devenues de plus en plus obligatoires, sur la base de la soft law que relaie de plus en plus le droit positif. Les relations internationales étaient alors dominées par la puissance américaine, que certains avaient bien naïvement jugée affaiblie dans les années 70.

Enfin, une force naissait, pour se développer de manière exponentielle, celle de l’interdépendance mondiale des opinions et de la communication. On peut dater la naissance d’une opinion publique mondiale à l’année 1999 à Seattle lors du sommet avorté de l’OMC et des grandes manifestations qui l’ont accompagné. Aujourd’hui, les réseaux sociaux et l’information en temps réel, avec toutes les torsions qui lui sont infligées et des observateurs et évaluateurs dans tous les domaines, exercent incontestablement aussi une influence majeure dans la conduite des relations internationales. Les États et les acteurs internationaux privés les utilisent dans toutes sortes de stratégies. D’autres acteurs aussi, non légitimes et cependant hélas très développés comme les groupes mafieux, terroristes et criminels de toutes sortes, disposant parfois non seulement d’armes traditionnelles, mais aussi des meilleures technologies, d’excellents lobbyistes et de moyens de corruption développés.

Ce n’est pas par hasard si aucune entreprise européenne ne règne sur l’internet au même niveau que les entreprises américaines. Les États-Unis ont su anticiper cette nouvelle donne mondiale. Dès les années 1980, Al Gore alors sénateur puis devenu vice-président, poussait au développement des « autoroutes de l’information ». Aujourd’hui, les immenses multinationales propriétaires des énergies matérielles (pétrole, gaz, énergies renouvelables), financières (fonds) et immatérielles (information) sont encore essentiellement américaines, et de plus en plus monopolistiques et puissantes ; elles n’ont à s’incliner devant quasi aucun pouvoir national.

Leurs concurrents en Chine sont, eux, totalement liés aux pouvoirs publics. Depuis son entrée à l’OMC, cet État a démontré sa capacité à exploiter les ressorts du commerce international, faisant mentir ceux qui pensaient que les instruments du libéralisme et du capitalisme international étaient accessibles aux seules démocraties et mieux, que leur utilisation finissait toujours par transformer les régimes.

À partir des années 1970, les États dominants, ne souhaitant pas donner plus de pouvoirs qu’ils n’en avaient aux organismes internationaux et conscients de devoir maintenir leur place, ont aussi créé des modes de coopération internationale pour régler les problèmes du monde, sous la forme de « groupes », G7, G8, G20 ou le groupe des 24 (composés des pays en développement du groupe des 77 pour faire face au G8) et d’autres formations ad hoc.

Affrontements économiques et stratégies de puissance

Face à ces architectures censées préserver la paix et la prospérité, qu’en est-il du réel, au sens de la conception dite réaliste des relations internationales ? En d’autres termes, le rôle de la puissance militaire et économique en a-t-il été pour autant affaibli au sein des relations internationales ?

Ce maillage d’accords internationaux n’a pas empêché des affrontements économiques qui n’étaient que la suite de stratégies de puissance.

On pense à la « guerre économique », qui a miné les relations internationales entre pays occidentaux d’abord, et entre eux individuellement et les États émergents qu’ont alors été la Chine, la Corée du Sud, le Brésil puis les nouveaux dragons d’Asie. Précisons que l’application du mot guerre à l’économie peut être questionné, tout comme la banalisation de ce mot. La certes très dure et sans scrupules compétition économique qui a marqué notre histoire des relations internationales depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et particulièrement depuis les années 80 vise d’abord à l’acquisition plus ou moins loyale des richesses des concurrents. Quand elle utilise le vol ou autre moyen déloyal, elle s’apparente plus à de la piraterie ou à l’action de corsaires, appuyée comme elle l’est souvent par les États. Les mesures comme les embargos sur le commerce, qui peuvent priver des populations de biens de première nécessité, par exemple, ne sont pas de la guerre économique, mais des moyens d’ordre économique mises au service de buts politiques, une étape pour éviter la « vraie » guerre.

Quasiment tous les pays recherchent l’avantage compétitif de leurs acteurs économiques et de leur recherche, entre autres, et les soutiennent ouvertement ou plus discrètement. L’État le plus puissant de la planète, les États-Unis, a développé depuis les années 80 un arsenal juridique visant à maintenir sa puissance économique et politique, en contradiction parfois flagrante avec les dogmes de libre-échange prônés par ailleurs.

À l’intérieur du pays, la liberté d’investissement est depuis 1975 contrôlée par un comité, le CFIUS (Committee on Foreign Investment in the United States), systématiquement renforcé au cours des ans et encore en septembre 2022. À l’extérieur, des lois extraterritoriales sur les embargos et sur la pénalisation de la corruption n’ont cessé de se développer. La poursuite judiciaire de compagnies étrangères sur la base d’un rattachement même ténu au droit américain a permis la poursuite et la condamnation de grands groupes tels qu’en France Technip, Alstom, Alcatel-Lucent, BNP Paribas et bien d’autres, avec pour certaines une reprise par des groupes concurrents. D’autres pays se sont dotés d’instruments similaires, mais leur utilisation n’a jamais pu avoir la même force, montrant bien l’assujettissement du droit à la puissance réelle.

Les États-Unis ont maintenu et renforcé leur pouvoir au sein des organisations financières mondiales telles que le FMI et la Banque mondiale, puissance soutenue par le développement extraordinaire de leurs fonds privés et de leurs entreprises maîtrisant l’internet et les réseaux.

La normalisation ou la standardisation (privée) sont aussi devenues des instruments de la puissance sur les marchés. En Europe, les Allemands lui ont toujours accordé une importance spécifique dans leur compétition économique internationale. Dès son arrivée à l’OMC, la Chine l’a compris et a cherché avec succès à maîtriser les comités importants pour son économie.

Le droit mérite à ce stade un développement particulier. Outre son utilisation naturelle dans la passation d’accords internationaux, il a été un instrument majeur des stratégies de puissance économique et de domination des relations internationales. Il est un outil d’influence qui véhicule des modes d’organisation économique, des types de relations sociales et des modes de pensée via les règles et normes, nationales et internationales, pour asseoir ce qu’on appelle le soft power, qui reste avant tout un pouvoir. Pour les États et les acteurs privés tels que les grandes ONG, les grandes entreprises et leurs organisations, la plus emblématique étant le World Economic Forum, influencer le droit est un élément important de l’intense compétition à la fois commerciale et de modèles politiques qui se joue mondialement.

Pour répondre au consensus de Washington notamment, et pour, de leur point de vue, rétablir des relations internationales plus équilibrées par rapport à un ordre mondial d’essence occidentale, les puissances nouvelles comme la Chine et la Russie, accompagnées d’alliés, ont créé de leur côté en 2001 l’organisation de coopération de Shanghai, dont on voit aujourd’hui le renforcement notable, lié en particulier à la guerre en Ukraine. Dès l’origine, cette organisation n’était pas qu’économique, elle visait — et vise plus que jamais — aussi expressément à rassembler autour d’eux les pays en développement, notamment anciennement colonisés, et à faire émerger un nouveau consensus mondial défiant celui de Washington, celui de Shanghai. Parallèlement, les pays de la péninsule arabique ont mis en œuvre des stratégies de puissance internationale, via leurs ressources et via l’influence qu’elles pouvaient avoir sur le monde musulman.

À côté des compétitions liées au seul commerce, les conflits sous-jacents à la recherche de puissance se sont multipliés avec le développement de la population mondiale et des technologies, portant sur l’eau, les énergies, traditionnelles et alternatives, les minerais, les métaux rares, les innovations issues de la recherche et développement, sans bien sûr parler des armements. La liste n’est pas exhaustive. Les relations internationales en ont été et en sont de plus en plus affectées, avec des stratégies occidentales, chinoises, russes, turques, et autres dans les pays en développement disposant de ces ressources naturelles, n’excluant pas la prédation et en tout cas visant l’éviction des concurrents. Nombre de pays africains en sont des exemples.

Des alliances politico-économiques sont nées, certaines improbables entre États aux règles de droit totalement différentes, voire antagoniques, comme ceux de la péninsule arabique. Des liens économiques forts et obligés, dus en particulier à la détention de la dette nationale par des États et des fonds étrangers, ont poussé à des alliances politiques plus ou moins discrètes aux antipodes des valeurs promues par ailleurs. Des organisations politiques régionales comme l’OTAN, un temps crue affaiblie par certains, ont retrouvé une nouvelle vie.

Les vraies guerres n’ont pas manqué, s’accélérant à partir des années 80, guerre des Malouines, guerres en Afghanistan, en Yougoslavie, en Irak, en Libye, au Yémen, là encore la liste est à compléter, avec bien sûr aujourd’hui l’Ukraine. Les guerres « locales » entre pays proches sont multiples, liées aux revendications territoriales, terrestres et maritimes, de langues, de religions… souvent issues de l’histoire et parfois « opportunément » utilisées à d’autres fins, dont l’économique. Si les causes en sont partout complexes et toutes différentes, et si ces conflits apparemment nationaux sont souvent alimentés par des agents extérieurs, le facteur économique n’en est jamais absent. Et les reconstructions sont toujours l’occasion de gigantesques chantiers.

Force est de constater que ni le maillage de traités et d’accords économiques internationaux, ni l’action des organismes multilatéraux économiques et financiers, ni le développement de discours communs à quasi tous les États sur la préservation de l’environnement, le développement durable, le climat n’ont évité les conflits depuis les années 80. Voire que ceux-ci s’exacerbent depuis quelques années. La théorie de Grotius est mise à mal. Celle de Marx sur le développement du capitalisme international jusqu’à son effondrement final parsemé de guerres serait-elle plus juste ?

On peut cependant heureusement noter des exceptions à ce triste constat. Des États géographiquement proches et souvent en conflit dans l’histoire ont vu leurs relations pacifiées par des accords économiques régionaux très solides et par la croissance qui s’ensuivait. Il semblerait ainsi qu’une intégration économique forte soit un facteur de paix durable. C’est évidemment le cas des pays européens unis dans la communauté économique européenne, qui a connu depuis les développements que l’on sait. On voit le même phénomène au sein de l’ASEAN (Association of Southeast Asian Nations), créée en 1967. Reste à apprécier le curseur du succès entre intégration économique et politique.

Un ordre mondial nouveau est en tout cas avancé par la Chine et ses alliés ou obligés, la « communauté internationale » risque de n’être plus qu’occidentale, la guerre d’Ukraine et le sort de ce pays, de la Russie et de l’Europe seront des tournants majeurs de ces évolutions.

Vers un ordre mondial nouveau ?

L’oubli des souverainetés et identités nationales au sein d’interdépendances économiques et financières a-t-il miné les relations internationales ? La réalité des affrontements durs de puissances nationales nous rattrape-t-elle à grands pas ? Il est clair que les architectures du système international issues de l’après-guerre de 1945 sont a minima à complètement réadapter. Il reste à espérer que le monde trouvera des modes de coopération nouveaux, qui ne pourront faire fi des aspirations économiques et politiques des nouvelles puissances. Le défi majeur des relations internationales aujourd’hui réside dans « l’ordre mondial nouveau » que nombre d’acteurs appellent de leurs vœux. Le grand mouvement — avorté — des non-alignés de la conférence de Bandung de 1955 pourrait-il être retrouvé et rénové pour équilibrer un monde trop uni – ou bi-polaire ? La France et l’Europe pourraient y trouver un intérêt, elles doivent en tout cas urgemment élaborer des positions conceptuelles pour influer sur ces gestations d’un monde nouveau, si du moins elles veulent se maintenir dans la liste des puissances mondiales.

Il apparaît en tout état de cause que l’interdépendance mondiale des échanges sous l’égide des organisations multilatérales existantes n’est plus aujourd’hui capable à elle seule de pacifier les relations internationales. Il ne faudrait pas que les rivalités économiques exacerbées jouent même un rôle inverse. Si, en sens inverse de Carl von Clausewitz et pour citer Michel Foucault, « la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens », elle lui est toujours préférable, en particulier pour gérer le tout économique. Le politique revient en tout cas à grands pas et sa traduction pacifique dans le champ international, la diplomatie, est plus que jamais indispensable.