Les États jouent depuis longtemps un rôle dans le monde du sport, qu’il s’agisse d’inciter les citoyens à le pratiquer ou d’aider les gouvernements à atteindre des objectifs politiques. Ce rôle est souvent perçu comme quelque chose de positif. Prenons par exemple la manière dont il est censé contribuer à relever les défis en matière de santé publique. L’implication des États dans le domaine sportif est parfois motivée par de mauvaises intentions : on recense en effet de très nombreux exemples de propagande via le sport. L’influence potentielle des États sur le sport (et via le sport) est telle que la FIFA leur a par exemple formellement interdit toute intervention dans les associations nationales.
Les multiples facettes du sport
L’histoire contemporaine du sport européen montre que les interventions des États ont généralement des fondations socioculturelles. Cela reste évident aujourd’hui dans la politique sportive de l’Union européenne, qui met l’accent sur l’impact du sport sur la santé et notre mode de vie. Mais ce sont surtout les États-Unis qui ont dominé le monde du sport au cours du dernier quart du XXe siècle, ce qui a abouti à sa commercialisation, à son industrialisation et à sa marchandisation. C’est ainsi que le sponsoring, le merchandising et les investissements privés sont devenus des éléments clés de cet écosystème.
Pourtant, alors que la fin du premier quart du XXIe siècle approche, les États semblent reprendre les rênes du monde du sport. Cela s’explique notamment par le transfert du pouvoir économique et politique du Nord vers le Sud, vers des pays tels que la Chine et l’Arabie Saoudite. Dans ces régions, les États jouent un rôle fondamental de deux manières : d’une part, dans la façon dont les pouvoirs publics façonnent la politique et la stratégie sportives ; d’autre part, dans la façon dont le sport permet de produire des résultats allant bien au-delà des aspects socioculturels ou commerciaux.
L’essor de ce que certains appellent la nouvelle économie géopolitique du sport n’est toutefois pas l’apanage des pays du Sud. Dans les pays du Nord, l’État joue un rôle nouveau, plus étendu et plus approfondi. En Grande-Bretagne, le gouvernement déploie les actifs de la Premier League pour impliquer d’importantes parties prenantes dans le monde entier. Des pays comme le Danemark et la Corée du Sud ont mis en œuvre des stratégies officielles visant à se positionner en tant que leaders mondiaux dans le secteur des e-sports. L’Australie continue d’accueillir de nombreux événements. Pour certains observateurs, ce pays est une capitale mondiale de l’organisation de compétitions. En outre, au cours des derniers mois, le gouvernement australien a fait du sport un moyen de lutter contre la puissance chinoise dans le Pacifique Sud.
L’économie géopolitique du sport est définie comme « la manière dont les nations, les États et d’autres entités s’impliquent dans le sport (ou par son biais) pour des motifs géographiques, politiques et économiques afin d’acquérir et d’exercer leur pouvoir, ce qui leur permet d’obtenir des avantages stratégiques en contrôlant les ressources via des réseaux au sein desquels le sport est un élément constitutif »1. Dans le cadre de cette définition, le déploiement du sport à des fins politiques et stratégiques s’étend à la construction de la nation, à sa notoriété, à son « soft power » et même à la diplomatie.
Politique sportive au Qatar : de la construction d’une nation …
L’évolution du Qatar illustre bien les changements et les thèmes identifiés ci-dessus, dans la mesure où le pays s’est rapidement hissé au premier plan du sport mondial. Il y a 50 ans, le Qatar quittait le protectorat britannique et prenait le plein contrôle de ses richesses pétrolières et gazières considérables. Par la suite, son gouvernement a formulé une vision nationale (qui s’étend jusqu’en 2030) accompagnée d’un ensemble de politiques et de stratégies. L’objectif était de lancer un processus de transformation nationale piloté par l’État, dont le sport était une partie intégrante.
L’accueil d’événements sportifs a contribué à ancrer les ambitions du Qatar. La Coupe du monde de la FIFA 2022 fut l’un des principaux moteurs de son programme de construction nationale. Les autorités de Doha ont d’abord décidé de se porter candidates à l’organisation de l’événement en 2008, avant d’être choisies à l’issue d’un vote en 2010. Malgré les controverses ayant suivi la décision de la FIFA, la période qui s’est écoulée depuis le dépôt de la candidature du Qatar ne connaît pas de précédent. Selon les estimations, le pays a dépensé environ 240 milliards de dollars pour préparer le tournoi de 2022. Une partie de ces dépenses a été consacrée à des stades ultramodernes, mais le plus gros a été dédié à la création d’infrastructures civiques, et notamment un réseau de métro, de nouvelles routes, des parcs publics et des bâtiments commerciaux et résidentiels. En substance, le Qatar a bâti une nation en utilisant le sport comme catalyseur.
Pour la France, d’autres pays européens et de nombreux autres pays dans le monde, les montants dépensés par le Qatar sont impensables. Néanmoins, le caractère intégré de la réflexion stratégique du pays ainsi que sa volonté de placer le sport au cœur de ses plans sont réellement frappants. Le gouvernement de Doha a établi des critères importants, que les récents investissements isomorphiques de l’Arabie Saoudite ont permis de confirmer. Moins directement, nous commençons également à observer d’autres transformations similaires de la pensée et de l’activité dans des pays tels que la Corée du Sud. Le gouvernement de Séoul a délibérément adopté une position stratégique de précurseur dans les e-sports, en formulant des politiques destinées à créer un avantage concurrentiel dans la création de matériel et de logiciels, ainsi que dans l’organisation et la diffusion d’événements d’e-sports.
… à celle de sa notoriété
Au cœur du processus visant à bâtir la nation du Qatar, la création d’actifs permettant de renforcer et de transmettre sa notoriété a été cruciale. Montrer ce que le Qatar représente et les valeurs qu’il défend a été primordial. Ces aspects sont très visibles via sa compagnie aérienne publique, Qatar Airways. Ces 10 dernières années, elle a été élue « compagnie aérienne de l’année » à 5 reprises pour la qualité de son service et l’attention qu’elle porte à ses clients. Son programme de parrainage sportif a joué un grand rôle dans cet essor, et notamment en ce qui concerne les sports équestres, qui mettent en avant ces qualités. Par ailleurs, la stratégie touristique du Qatar post Coupe du monde est davantage axée sur les voyages de luxe et haut de gamme, contrairement à l’approche du marché de masse de son rival, Dubaï.
Grâce à ce positionnement, le Qatar projette également son soft power par le biais du sport, ce qui était crucial à l’approche de la Coupe du monde. Initialement, on craignait que les supporters ne puissent pas se rendre dans le pays – craintes exacerbées par la pandémie. Le gouvernement de Doha s’est donc acharné pour faire du pays une destination attractive. Et au vu du grand nombre de supporters présents à l’événement, cela s’est avéré payant. Si de nombreux Occidentaux ont quitté le pays avec une impression positive, c’est sans doute dans le Sud que le soft power qatarien a été le plus puissant. Le pays est rapidement devenu l’incarnation des valeurs arabes, aidé par les performances de l’équipe nationale marocaine qui s’est hissée jusqu’en demi-finales.
Au Qatar, l’héritage de la Coupe du Monde en matière d’infrastructures ne fait aucun doute, même si les critiques s’interrogent sur l’avenir de ces immenses stades dans un pays comptant moins de 3 millions d’habitants. Le gouvernement qatarien prévoyait initialement de les démanteler et d’en faire don à des pays qui en avaient besoin. Mais visiblement, un seul stade sera réaffecté de la sorte, de manière à resserrer les liens diplomatiques entre le Qatar et un autre pays. L’exploitation de la Coupe du monde par l’État qatarien finit de démontrer l’existence d’une économie géopolitique du sport. La notion bien établie « d’héritage » d’un événement spécifique a permis de réduire les inquiétudes concernant les impacts nationaux de l’accueil d’une telle compétition. Dans le cas du Qatar, cet héritage a été pensé en termes d’exploitation de la Coupe du monde pour établir ou renforcer les relations diplomatiques avec des tiers. Tout ceci s’est retrouvé au cœur du projet « Generation Amazing ».
Le sport, un moyen de relever les défis
Les multiples références au Qatar n’ont pas vocation à suggérer que l’argent du pétrole et du gaz est une condition préalable pour réaliser des investissements sportifs d’ampleur ou efficaces. Il s’agit de souligner l’importance que le sport revêt aujourd’hui sur le plan géopolitique et économique. La promotion de la santé, du bien-être ou de la cohésion sociale, est un rôle que le sport a joué pendant des siècles et qu’il continuera probablement d’endosser. Mais le sport s’impose toujours plus comme un moyen d’accumuler du pouvoir et d’exercer un contrôle. Il permet de relever les défis posés par des phénomènes tels que le changement climatique, la numérisation et la montée du multilatéralisme. C’est donc aussi un moyen d’acquérir un avantage concurrentiel, de mettre en œuvre une stratégie et de poursuivre la construction d’une nation, de sa notoriété et de l’influence de son soft power. Et le Qatar n’est pas le seul à jouer ce jeu.
Pour s’en convaincre, il suffit de regarder de l’autre côté de l’unique frontière terrestre du Qatar, vers l’Arabie saoudite. Au cours des huit dernières années, suite à l’ascension de Mohammed Bin Salman, le pays s’est lancé dans un vaste programme d’investissement dans le sport. De nombreux observateurs ont décrit ce programme de manière plutôt simpliste (et naïve) comme un exercice de « sport washing », alors qu’il s’agit en réalité d’un exercice massif de transformation nationale dirigé par l’État qui s’inspire des expériences des voisins les plus proches de l’Arabie saoudite. Bin Salman a parlé de la contribution que le sport devrait apporter à la croissance du PIB de son pays, mais ce n’est pas tout : le sport est censé accroître la productivité, promouvoir l’entreprise privée, stimuler l’innovation et favoriser la croissance d’un écosystème sportif. Parallèlement, l’objectif est que le sport prolonge le programme de réformes en matière d’égalité des sexes qui a débuté en 2018. Ainsi, les femmes et les filles peuvent désormais pratiquer des sports et utiliser les gymnases, ce qui, en plus de jouer un rôle social, permet également d’obtenir des avantages économiques et de santé publique. Encourager le sport et l’exercice physique contribue à résoudre certains problèmes aigus de l’Arabie saoudite, tels que les taux élevés d’hypertension chez certains pans de sa population. Et, bien sûr, le fait d’être associé à certains des joueurs de football les plus célèbres du monde contribue à conférer des avantages en termes d’image et de réputation à un pays qui cherche à repositionner sa marque nationale. Le Qatar a peut-être été un peu le premier à agir, mais l’Arabie saoudite s’avère être un suiveur très rapide.
- Chadwick, S., Widdop, P., & Goldman, M. M. (Eds.). (2023). The Geopolitical Economy of Sport: Power, Politics, Money, and the State. Taylor & Francis. ↩︎