Cet article a originellement été publié en anglais dans Glory.
Pour le gouvernement russe et ses alliés, le football est un simple moyen pour atteindre ses fins sur le plan géopolitique, plutôt qu’un objectif en soi. Marquer des buts n’a qu’une importance secondaire par rapport au pouvoir et à l’influence que peuvent rapporter les investissements dans le football.
Oleg Blokhin, icône communiste devenue légende du football en Ukraine
Quand on regarde des matchs de football, il y a toujours au moins un joueur qui laisse un souvenir impérissable. Les raisons sont multiples : son opposition ouverte aux supporters de l’équipe adverse, son combat personnel pendant un match avec un autre joueur, peut-être même sa coupe de cheveux ou la manière dont il porte ses chaussettes.
Un des joueurs qui s’est durablement imprimé dans mon esprit est Oleg Blokhin, qui a porté les couleurs de l’Union Soviétique entre 1972 et 1988. Excellent avant-centre, il remporta le Ballon d’Or en 1975 : il avait marqué 122 points pour s’assurer la victoire, devançant Franz Beckenbauer (42 points) et Johan Cryuff (27 points). C’était ça, Blokhin !
Son apparente domination à l’époque semblait positionner Blokhin comme rival et icône communiste de ses contemporains en vue, comme le Suédois Ralf Edström ou l’Anglais Kevin Keegan. Pourtant, contrairement à Keegan et ses publicités pour l’aftershave Brut, pour un jeune fan de foot comme moi, Blokhin restait davantage un mystère, un joueur que l’on ne croisait pas régulièrement (bien évidemment, il n’y avait pas de réseaux sociaux et la télévision ne proposait qu’une couverture très limitée des matchs internationaux).
Pendant la Guerre Froide, quand les médias populaires présentaient ceux qui vivaient de l’autre côté du Rideau de Fer comme un danger et une menace, on avait le sentiment qu’il ne fallait pas se fier aux gens comme Oleg Blokhin. En effet, quand j’étais adolescent, il incarnait toujours un symbole puissant de l’Union Soviétique communiste. Même si je l’ignorais à l’époque, j’ai malgré tout fini par découvrir que Blokhin est originaire de Kiev.
Il a joué jusqu’en 1990, date à laquelle la chute du communisme était engagée. En effet, en 1991, l’Union Soviétique avait commencé à se disloquer, se muant tout d’abord en une Communauté des États Indépendants. Parmi les états qui avaient choisi de faire sécession, on comptait l’Ukraine, pays de naissance de Blokhin, où il avait grandi et effectué l’essentiel de sa carrière de joueur.
Au fil de ses 19 ans sur le terrain en Ukraine, Blokhin a joué plus de 400 fois pour le Dynamo Kyiv. Après avoir raccroché le maillot, il a dirigé deux fois l’équipe nationale ukrainienne. Il a coaché l’équipe de la nation indépendante jusqu’à son premier grand tournoi, la Coupe du Monde de la FIFA de 2006, puis repris du service en 2011 pour encadrer l’équipe nationale en 2012, quand l’Ukraine et la Pologne ont accueilli conjointement les Championnats d’Europe de l’UEFA.
L’Ukraine n’a pas eu de chance cette année-là et perdu face à la France et à l’Angleterre, éliminée à la phase des poules. Ces deux défaites ont conclu des matchs disputés à Donetsk ; un nom que le monde entier connaît, aujourd’hui, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec celles pour lesquelles je garde celui d’Oleg Blokhin en mémoire. En effet, le stade Donbas Arena de Donetsk est désormais un symbole des aspirations passées de l’Ukraine et de sa réalité actuelle.
À l’inauguration du stade, en 2009, Beyoncé a donné un concert dans le cadre de sa tournée « I Am… ». Le complexe est ensuite devenu le quartier général des Shakhtar, une des plus grandes équipes d’Ukraine, pour laquelle jouaient des grands noms comme Fernandinho (qui jouera plus tard pour Manchester City), l’ancienne star de Chelsea et de l’Arsenal, Willian, ou encore Henrikh Mkhitaryan (d’abord au Manchester United, puis à l’Arsenal).
Après l’Euro 2012, Blokhin a repris son rôle de coach pour le Dynamo Kyiv, son dernier poste de manager. À son départ en 2014, l’Ukraine était un pays bien différent, même comparée à sa situation d’à peine deux ans plus tôt, quand elle avait accueilli l’Euro. La crise politique couvait depuis des années, mais l’éviction du président ukrainien pro-russe Viktor Ianoukovitch pendant la révolution de Maïdan, pro-union européenne, a opéré un point de bascule.
Relations Ukraine-Russie : la diplomatie du sport à la russe
Qu’il s’agisse d’une coïncidence ou d’un acte délibéré de la part de l’Ukraine, la démission forcée de Ianoukovitch en 2014 est intervenue alors que la Russie accueillait les Jeux Olympiques d’Hiver à Sotchi. Dans les semaines qui ont suivi la fin des Jeux, la Russie annexait la Crimée. Au même moment, un conflit armé éclatait dans le Donbass, où les séparatistes pro-russes attaquaient les forces du gouvernement ukrainien.
Parmi les victimes immédiates de ce conflit, on se souvient des plus de 300 personnes qui voyageaient à bord d’un avion civil de la Malaysian Airlines, abattu par les séparatistes de l’est de l’Ukraine, soutenus par la Russie. Un mois après l’attaque, en août 2014, le Donbas Arena était endommagé par des tirs d’artillerie. L’équipe Shakhtar Donetsk a dû quitter le stade pour disputer ses matchs 950 kilomètres plus à l’ouest, à Lviv.
Pour beaucoup, la Russie devenait un hôte de moins en moins acceptable pour la Coupe du Monde 2018 de la FIFA. En effet, aujourd’hui, l’organisation du tournoi en Russie pourrait être perçue comme ce que l’on appelle désormais du sportwashing. Alors que des affrontements sanglants faisaient rage dans le Donbass, en Ukraine, beaucoup de visiteurs arrivés en Russie pour le plus grand tournoi d’équipes nationales de football étaient ravis de l’accueil qui leur était réservé, rassurés par le sentiment de sécurité.
Pourtant, les fondements de la décision de Vladimir Poutine, à terme, d’envahir l’Ukraine, avaient pris corps bien avant que le Français Hugo Loris ne brandisse le trophée de la victoire dans le Luzhniki Stadium de Moscou. De nombreux Russes, y compris Poutine, ont affirmé ces trois dernières décennies la souveraineté légitime de la Russie en Ukraine. En effet, de très nombreux incidents ont présagé de la tournure des événements.
Russie : industrie gazière et diplomatie du football
L’un de ces incidents s’est produit au milieu des années 2000, dans une bataille gazière opposant deux pays sur les questions des réseaux de distribution et des indemnités financières. La Russie figure parmi les plus grands producteurs de gaz naturel au monde, une position qui l’a conduite à fournir un grand nombre de pays européens. L’Autriche a même atteint ponctuellement un taux d’approvisionnement auprès de la Russie de plus de 80 %. En Pologne ou en Allemagne, cette proportion a flirté avec les 50 %. Par ailleurs, au plus fort de cette tendance, 80 % du gaz russe fourni à l’Europe était acheminé par des pipelines traversant l’Ukraine.
À l’origine, la Russie accusait l’Ukraine de détourner du gaz destiné à alimenter les pays à l’ouest de l’Europe, sans oublier les désaccords au sujet des frais de transit dont la Russie devait s’acquitter pour transporter du gaz en Ukraine. Ce qui, au début, ressemblait à un simple désaccord commercial s’est rapidement mué en une situation bien plus délicate et relevant clairement de la géopolitique. Comme nous l’avons vu l’année dernière, la fourniture de gaz en Europe par la Russie est une question importante ; et c’est le cas depuis plus longtemps que beaucoup ne le pensent.
La Russie a élaboré des plans pour un nouveau gazoduc desservant toute l’Europe dès 1997 mais, dans les années 2000, le pays a entamé la construction d’un pipeline sous-marin pour contourner les problèmes de transit par l’Ukraine et la Pologne. Baptisé Nord Stream 1, le pipeline a finalement été raccordé à l’Allemagne, développant le portefeuille commercial de l’entreprise gazière Gazprom, détenue par l’état russe.
Pour faciliter son arrivée dans les consciences en Allemagne et gagner sa légitimité aux yeux des consommateurs de gaz, en 2006, Gazprom a annoncé qu’elle deviendrait le sponsor des maillots du FC Schalke 04. À mesure que Gazprom a cherché à étendre son influence stratégique sur les marchés européens du gaz, l’entreprise a aussi développé son portefeuille de sponsoring dans le football. Exemple le plus notoire, Gazprom a été sponsor de la Ligue des Champions de l’UEFA ainsi que de plusieurs clubs, dont le Zenit Saint Petersburg et le Red Star Belgrade.
Devenir le sponsor du Zenit s’expliquait facilement : Gazprom détient le club, son siège social est à Saint-Pétersbourg, qui est aussi la ville natale de Vladimir Poutine. L’implication continue de la corporation gazière dans le plus grand club de Serbie est due au fait que Gazprom couvre l’ensemble des besoins en gaz du pays. Il y a cependant une dimension politique à cet accord, qui trahit les raisons profondes de l’exploitation par la Russie du football comme instrument politique.
Pendant la deuxième décennie du XXIème siècle, la Serbie était tiraillée entre se rapprocher de l’Union Européenne ou du gouvernement de Moscou. À cette période, le Kremlin étudiait aussi la faisabilité du gazoduc South Stream, en incluant potentiellement la Serbie dans le tracé du pipeline. Dans une démarche de soft power, une rumeur avait commencé à circuler : Gazprom aurait envisagé de racheter le club Red Star.
Finalement, le gouvernement serbe a retardé sa prise de position, d’un côté comme de l’autre, Gazprom a commencé à changer d’avis concernant l’itinéraire par le sud et l’accord pour le club n’a jamais abouti. Cela étant, Gazprom est toujours le sponsor du maillot du Red Star. On pourrait y voir un geste au cas où le gouvernement serbe changerait d’avis sur ses relations avec Moscou.
Ce genre de diplomatie par le football s’est pratiqué ouvertement en Allemagne, en Serbie et à Nyon (ville berceau de l’UEFA). Le FC Sherriff Tiraspol en offre une illustration plus frappante encore. En septembre 2021, pendant une phase de poules de la Ligue des Champions, les footballeurs moldaves ont gagné contre le Real Madrid au Bernabey Stadium. Beaucoup de fans dans le monde, y compris certains médias généraux, ont vu dans cette victoire la fable de David contre Goliath.
On était pourtant loin, très loin de la vérité. La Moldavie est entièrement dépendante du gaz russe, fourni par Gazprom et distribué dans le pays via sa région orientale, la Transnistrie. Dans cette partie de la Moldavie, la population est majoritairement russophone : elle se perçoit comme davantage alignée sur les intérêts de Moscou que sur ceux de Chisinau, la capitale de la Moldavie.
Le football au service de la géopolitique
Pour certains, il s’agit d’un état séparatiste autoproclamé, une position politique appuyée par d’anciens agents du KGB, qui sont les propriétaires du FC Sherriff Tiraspol. Comme avec le FC Schalke et la Ligue des Champions, pour le gouvernement russe et ses alliés, le football est un simple moyen pour atteindre ses fins sur le plan géopolitique, plutôt qu’un objectif en soi. Marquer des buts n’a qu’une importance secondaire par rapport au pouvoir et à l’influence que peuvent rapporter les investissements dans le football.
Les puristes du ballon rond y verront peut-être une incarnation profondément cynique et dystopique de leur sport préféré. En effet, cette situation est sans commune mesure avec l’époque d’Oleg Blokhin qui, quoi que j’aie pu en penser à l’époque, n’était qu’un excellent joueur, pas un instrument politique. Mais aujourd’hui, au XXIème siècle, c’est bel et bien la réalité du football.
Blokhin, hier un nom retentissant d’au-delà du Rideau de Fer, est progressivement devenu une incarnation tangible du changement en Europe. Avant 1991, il servait à renforcer la solidarité entre les nations qui constituaient l’Union Soviétique. Après cette date, il a contribué à forger une nouvelle identité nationale pour l’Ukraine, même si, pendant ses dernières années en tant que coach, sa réputation était faite dans et pour le football. Cependant, à travers le sponsor par l’industrie du gaz ou en donnant du pouvoir aux séparatistes, comme tout le monde le sait aujourd’hui, la Russie joue selon des règles très différentes des autres, même de celles d’Oleg Blokhin.