Sean Scull, chargé de projets chez SKEMA Publika vient de publier un ouvrage sur le populisme, Le Populisme : Symptôme d’une crise de la démocratie – Comment le néolibéralisme a triomphé en France et en Suède, L’Harmattan 2024. En considérant l’actualité sur le populisme, tant du point de vue national, avec les récentes élections législatives, qu’international, avec notamment les élections américaines en novembre. Nous avons pensé intéressant d’en relever les points principaux à travers un entretien avec l’auteur.
Comment expliquer la montée du populisme dans les démocraties libérales ?
C’est la principale question à laquelle mon livre tente de répondre. Dans mon approche, j’ai pris soin d’adopter une démarche explicative, celle de comprendre les racines du populisme. Je ne voulais pas tomber dans la démarche descriptive, étant de chercher à définir ou à nommer le populisme, mais au contraire de comprendre les facteurs qui mènent à son émergence.
Ma thèse est que le populisme contemporain a émergé à la suite d’un processus de domination du pouvoir économique sur le pouvoir politique. C’est-à-dire, les démocraties libérales sont aujourd’hui gouvernées selon une logique économique et non politique. Dans le cadre de mon livre, je fais une étude de cas sur la France et la Suède. Le pouvoir n’est plus entre les mains des politiques, mais d’institutions extrapolitiques telles que les agences de notations, les traités économiques internationaux et les organisations internationales. Le rôle des agences de notation, comme Moody’s ou Fitch Ratings, est d’évaluer la solvabilité d’un État à travers des mécanismes d’analyse financière. Cette note indique par la suite aux banques privées si un État sera à même d’honorer la dette contractée. Cela crée une situation de dépendance puisque les États se retrouvent prisonniers de ce système d’emprunt et d’endettement dans la mesure où, pour financer les dépenses de l’État providence, les gouvernements ont besoin d’une bonne note afin d’emprunter les liquidités nécessaires au financement des services publics. Les traités économiques internationaux limitent également le pouvoir des politiques démocratiquement élus. Dans l’Union européenne, la Banque centrale européenne (BCE) est responsable de la politique monétaire et ses missions sont définies par les traités économiques européens. Le problème est que les gouvernements des États membres n’ont aucun pouvoir sur cette institution, car elle est indépendante. En d’autres mots, les États n’ont aucun pouvoir d’influence sur les prises de décisions de la BCE en termes de politique économique. La mainmise du pouvoir économique sur le pouvoir politique est également illustrée par les organisations internationales, telles que le Fonds monétaire international ou l’Organisation mondiale du commerce. Ces organisations ont un véritable pouvoir d’influence sur les États. L’OMC a pour but de favoriser le libre échange et d’éviter l’isolationnisme et le FMI d’accorder des prêts aux pays en difficulté financière ainsi que de conseiller les États membres sur leur politique économique.
En conséquence, les gouvernements pensent aujourd’hui les politiques publiques pour satisfaire le pouvoir économique et non plus politique. Les démocraties libérales sont gouvernées selon des déterminismes économiques qui n’ont pas toujours les mêmes intérêts que la volonté populaire. Les Français n’ont, par exemple, jamais manifesté un soutien massif à la politique économique d’austérité menée par l’UE. La victoire du « non » en 2005 lors du référendum portant sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe le prouve. La montée des partis populistes est une réaction à ce rapport de force, dans la mesure où les peuples ressentent qu’ils n’ont plus leur destin en main.
Ce changement de paradigme s’est graduellement mis en place depuis les années 1980 avec l’apparition du néolibéralisme. Cette théorie politico-économique est née en réaction à l’échec de l’interventionnisme keynésien, de l’ouverture des économies et du ralentissement de la croissance. Le néolibéralisme est avant tout une théorie économique selon laquelle le potentiel du marché est mis à mal par l’État. En d’autres mots, l’économie n’a pas besoin de l’État pour réduire les inégalités, car elle s’autorégule. Le rôle de l’État doit se limiter à créer le cadre institutionnel, politique et idéologique afin d’assurer le bon fonctionnement du marché. Puis, le néolibéralisme, c’est une politique sociale incarnée par l’idée selon laquelle le marché est la solution à tous les problèmes et que la société doit être gérée selon des déterminismes économiques. Enfin, le néolibéralisme, ce sont des valeurs, celle de la promotion de l’individu au détriment de la collectivité. La célèbre phrase de l’ancienne Première ministre britannique Margaret Thatcher résume bien la pensée néolibérale : “There is no such thing as society. There are only individual men and women…”
On ne peut pas comprendre la montée du populisme sans comprendre la place prépondérante du consensus néolibéral dans nos démocraties occidentales. En France et en Suède, ce consensus néolibéral est illustré par un désintérêt pour la dichotomie politique du clivage droite-gauche avec la montée des partis populistes. En France, il s’agit du Rassemblement national et de La France insoumise, et en Suède, des Démocrates de Suède et du Parti de gauche. Ce que ces partis populistes ont en commun, c’est leur opposition au néolibéralisme et la défense d’un souverainisme économique. Contrairement aux partis de gouvernement de gauche ou de droite, qui se sont unis autour du néolibéralisme depuis 40 ans. En France, la mort du clivage droite-gauche a été acté avec les défaites électorales des Républicains et du Parti socialiste qui dominaient la scène politique depuis le début de la Ve République. Depuis 2017, avec l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, le rapport de force entre la tendance mondialiste néolibérale et la tendance souverainiste incarnée par les partis populistes a bouleversé le traditionnel clivage droite-gauche. En France, le Rassemblement national et La France insoumise dénoncent ouvertement le projet néolibéral en incarnant une ligne souverainiste. Les premiers à travers le patriotisme économique et les seconds à travers l’écologie. Nous remarquons que, depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron et la fin du clivage gauche-droite, les partis populistes connaissent une ascension fulgurante. Les dernières élections législatives l’illustrent avec le Nouveau Front populaire (dominé par La France insoumise) et le Rassemblement national arrivant respectivement à la première et à la troisième place de l’élection. Cette réalité politique vient confirmer cette nouvelle opposition politique entre mondialisme néolibéral et souverainisme.
Selon-vous le populisme est plutôt le symptôme et non la cause de la crise de la démocratie libérale. Cela va à l’encontre d’un certain discours selon lequel les populistes sont décrits comme des extrémistes ennemis de la démocratie. Pourquoi ?
En effet, dans le langage courant, le populisme est identifié comme la cause de la crise de la démocratie libérale. Le populisme est décrit comme une menace, car ce serait un mouvement politique autoritaire et démagogue cherchant uniquement à flatter les foules. Dans un certain sens, cela est vrai, mais ne peut-on pas poser ce constat à l’ensemble des politiques ? Le but de l’homme politique n’est-ce pas d’aller dans le sens des électeurs pour se faire élire ? En outre, oui, il y a des extrémistes dans les partis populistes, mais l’erreur est de les réduire à cela, car ces partis incarnent une tendance de fond qu’il faut comprendre. À mon avis, l’erreur est vraiment de ne pas faire cet effort de compréhension.
Dans le livre, j’argumente que le populisme est le symptôme ou la conséquence d’une crise de la démocratie libérale, justement parce que le pouvoir politique a été phagocyté par le pouvoir économique. Les hommes politiques élus démocratiquement n’ont plus de marge de manœuvre, car leur pouvoir est limité et encadré par des agences de notations, les organisations internationales et les traités économiques internationaux. Puis, l’idéal démocratique est mis à mal par un conditionnement des cerveaux à travers l’idéologie du néolibéralisme. Les démocraties néolibérales se sont détournées de l’idéal démocratique et l’ont remplacé par un mode de gestion économique de la société. L’élection d’un homme politique n’est-elle pas aujourd’hui déterminée par sa capacité à réduire le chômage, à combattre l’inflation, à créer plus d’emplois ou à redistribuer davantage d’aides sociales ? Les êtres humains ne s’interrogent plus sur la légitimité morale ou politique d’une action, mais seulement sur sa rentabilité économique. La démocratie libérale est donc déjà en crise dans la mesure où elle n’incarne plus son propre idéal. La démocratie devrait-être un régime à légitimation politique et non économique. La mainmise de l’idéologie néolibérale est dénoncée par les populistes et, à mon avis, c’est pour cela qu’ils rencontrent un certain succès.
Vous affirmez que le débat démocratique en France et en Suède est mis à mal par une rhétorique antipopuliste. Pourquoi selon-vous ?
A l’heure actuelle, le terme populiste est utilisé de manière péjorative pour discréditer un adversaire politique. La plupart des personnes qui utilisent ce mot n’ont certainement pas conscience qu’au départ le populisme avait une connotation positive. Le premier mouvement populiste est né aux États-Unis d’Amérique avec le People’s Party, qui s’opposait à la concentration des entreprises, aux dérives oligarchiques du gouvernement fédéral et à l’influence du monde de l’argent sur la démocratie américaine. Cela n’a rien à voir avec le terme qu’on essaie de nous vendre selon lequel le populisme se limiterait à des xénophobes, démagogues et autoritaires ennemis de la démocratie. Le problème est qu’en pointant du doigt les populistes comme persona non grata et en ne voulant pas réellement comprendre les revendications des populistes, les antipopulistes, qui sont incarnés dans mon livre par les médias, les universitaires et les politiques, faussent et empêchent le débat démocratique. La démocratie en souffre et la crise de confiance entre la population et les dirigeants le prouve.
Les experts du populisme font une distinction entre populisme de gauche et de droite mais vous non. Pourquoi ?
En étudiant les programmes politiques des partis populistes du Rassemblement national, de La France insoumise, du Parti de gauche et des Démocrates de Suède, j’ai remarqué plus ou moins une même opposition au néolibéralisme. Ces partis populistes dénoncent de manière plus ou moins directe la suprématie des valeurs économiques sur les valeurs politiques. Au nom de la France, le Rassemblement national s’oppose à la politique d’austérité, dénonce le tournant néolibéral opéré sous la présidence de François Mitterrand en 1983 et prône le patriotisme économique. Puis, c’est au nom de l’écologie que La France insoumise s’oppose à la société de consommation et prône la réindustrialisation, le protectionnisme économique et l’annulation de la dette publique. Le populisme de gauche et de droite sont donc deux courants politiques qui ont plus de points en commun que ce qu’on imagine.
Ce qui va différencier les deux populismes sont les questions sociétales des minorités identitaires, du multiculturalisme, de l’immigration et de la conception de la nation. Le populisme de droite va incarner des valeurs conservatrices, s’opposer à l’immigration et au multiculturalisme. Tandis que le populisme de gauche va défendre le multiculturalisme, l’immigration et incarner des valeurs progressistes.
Pouvons-nous donc affirmer que le populisme est un phénomène politique mal compris ?
Oui, car personne ne sait réellement de quoi on parle et il existe un certain flou autour du terme. Chacun l’utilise à sa manière et selon son propre intérêt, souvent pour discréditer un adversaire politique. Même les universitaires ne sont pas capables de s’unir autour d’une définition consensuelle. Il existe une multitude de définitions académiques du populisme. Cas Mudde1 et Cristóbal Rovira Kaltwasser2 vont définir le populisme comme une idéologie fine, Paul Taggart3 comme un style politique ou Gianfranco Pasquino4 comme une mentalité politique.
De plus, les mouvements populistes eux-mêmes ne comprennent pas de manière consciente ou inconsciente ce qu’ils incarnent. Ils sont prisonniers du clivage et de l’étiquette « populiste de gauche » ou « populiste de droite ». Ce que je cherche à démontrer dans mon livre est l’analyse commune que porte le populisme de droite et de gauche sur la domination de la sphère économique sur la sphère politique par le biais du néolibéralisme. Ces deux sensibilités populistes gagneraient à s’unir pour porter leur constat commun sur l’état de la démocratie libérale. Mais, les populistes de gauche sont prisonniers d’un pseudo antifascisme qui empêche tout front commun avec les populistes de droite.
L’entretien est disponible en téléchargement :
- Professeur en sciences politiques à l’Université de Géorgie ↩︎
- Professeur en sciences politiques à l’Université pontificale catholique du Chili ↩︎
- Professeur en politiques à l’Université de Sussex ↩︎
- Professeur en sciences politiques ↩︎