En Europe, la gouvernance des sports remise en question par la montée de la multipolarité
INCERTITUDES - Influences, géopolitique, numérique, risques

En Europe, la gouvernance des sports remise en question par la montée de la multipolarité

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Le sport mondial est en pleine évolution. Concentrée dans les pays du Nord depuis son émergence, la gouvernance du sport international est de plus en plus influencée par les pays du Sud. L’Europe, autrefois son épicentre, s’est vue contester sa position hégémonique d’abord par le modèle d’hyper-commercialisation des sports nord-américain et, aujourd’hui, par la force des aspirations géopolitiques des pays du Sud. Pour surmonter ces défis :

  • Les organisations sportives mondiales (comme l’UEFA, la FIFA, le CIO) devraient adapter leurs systèmes et leurs structures de gouvernance.
  • Les gouvernements européens devraient réfléchir aux réponses stratégiques et politiques nécessaires s’ils veulent que le sport sur le continent soit à la hauteur des défis qui l’attendent.

Le sport devrait-il conserver sa neutralité politique au nom du relativisme culturel ?

Avant la Coupe du Monde hommes de la FIFA, l’année dernière, 9 nations (dont la France, l’Angleterre et le Pays de Galles) ont annoncé que leurs capitaines porteraient un brassard « One Love » aux couleurs de l’arc-en-ciel pendant les matchs disputés au Qatar.

Ce geste était destiné à protester contre le traitement réservé aux travailleurs migrants et aux communautés LGBTQ+ dans ce pays du Golfe, reflet de l’adhésion du Qatar à la doctrine islamique conservatrice. L’action a reçu l’appui des joueurs, des activistes et des médias dans plusieurs pays.

À l’origine, « One Love » est une campagne créée aux Pays-Bas, en 2020, pour lutter contre les discriminations et promouvoir les droits humains. Le brassard évoque le drapeau arc-en-ciel, apparenté au drapeau de la gay pride en soutien aux communautés LGBTQ+.

Plusieurs représentants de nations européennes avaient décidé de porter ce brassard en assistant aux matchs de la Coupe du Monde. Par exemple, la ministre de l’intérieur allemande, Nancy Faeser, l’a porté lorsqu’elle suivait les matchs de son équipe. Le ministre des sports britannique, Stuart Andrew, ouvertement homosexuel, a porté le brassard One Love quand l’Angleterre a joué contre le Pays de Galles. La ministre des sports française, Amélie Oudéa-Castéra, a porté un t-shirt aux couleurs de l’arc-en-ciel.

À un stade avancé des préparatifs pour la Coupe du Monde, la FIFA avait apparemment obtenu un accord autorisant l’affichage de symboles arc-en-ciel dans les stades. Cependant, au début du tournoi, les organes de gouvernance du football ont annoncé que les joueurs seraient pénalisés s’ils arboraient des symboles de ce type pendant un match.

Les nations dont les équipes avaient prévu de porter le brassard ont donc décidé de ne pas tester la détermination de la FIFA. En réponse à cette interdiction, les joueurs de l’équipe allemande ont posé leur main sur la bouche avant un match pour exprimer le sentiment d’avoir été réduits au silence, aussi bien par les organes de gouvernance que par les organisateurs qatariens du tournoi.

Presque au même moment, alors qu’elle revenait sur l’autorisation pour les joueurs de porter le brassard « One Love », la FIFA devait apaiser les autorités qatariennes en déplaçant et dissimulant dans chaque stade les supports publicitaires pour une marque de boissons alcoolisées. Bien que la marque avait payé des millions de dollars pour obtenir les droits d’être associée à la Coupe du Monde, au Qatar, la consommation d’alcool dans l’espace public est interdite.

Cette décision n’a surpris personne : les Qatariens exprimaient de plus en plus vivement leur inquiétude depuis que leur pays avait remporté l’organisation de la Coupe du Monde. Certains membres conservateurs de la société fustigeaient la compétition phare de football, qui risquait, à leurs yeux, de saper leurs valeurs islamiques traditionnelles. Tout au long des préparatifs du tournoi, la FIFA n’a jamais été claire sur ses intentions de gérer le sujet épineux de la consommation d’alcool.

Alors que la Coupe du Monde approchait, le tournoi Qatar 2022 était généralement désigné, tout du moins dans les pays du Nord, comme l’événement le plus controversé de l’histoire. Les controverses autour du brassard et de l’alcool étaient sans doute prévisibles, mais elles ont contribué à accentuer les perturbations considérables qui ont précédé les matchs.

Ces frictions ont gagné en intensité quand, suite aux protestations silencieuses de l’équipe allemande, les fans du Qatar et d’autres pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord ont commencé à porter des brassards en soutien aux Palestiniens. En plus des victoires de certaines équipes, notamment de celle du Maroc, ce contexte semble avoir fourni un point de ralliement à tous ceux qui désiraient affirmer leur identité arabe. Ce qui aura constitué, in fine, une caractéristique déterminante de cette toute première Coupe du Monde organisée au Moyen-Orient.

Au cœur de ces débats si fortement polarisés, la FIFA a dû se débrouiller pour composer avec une atmosphère qui rappelait généralement le discours de l’Axe du Mal de George W. Bush, en 2002 : « vous êtes avec nous ou contre nous ». Parfois, les tentatives de la FIFA pour garder le cap dans la tempête semblaient chaotiques (voir par exemple le discours de Gianni Infantino, avant le tournoi, sur l’injustice historique).

À d’autres moments, l’organisation basée en Suisse semblait ne pas savoir comment procéder, comme l’illustre à la perfection le cas de son sponsor Budweiser et de l’approvisionnement en bière à Doha. Un épisode que certains observateurs ont perçu comme un organe de gouvernance capitulant face à ses nouveaux trésoriers. En réalité, la FIFA était complètement isolée au milieu d’acteurs irritables et essuyait souvent des coups des deux côtés.

Organisation historiquement européenne et basée en Europe, dont les présidents ont été pour la plupart européens, la FIFA incarne une hégémonie sportive remise en question sérieusement et de plus en plus souvent. Le Qatar n’est pas le seul membre des pays du Sud à exercer une influence croissante sur la gouvernance mondiale du football. En effet, les sponsors chinois du tournoi de 2022 étaient deux fois plus nombreux que les sponsors des États-Unis.

Pourtant, ce type de mise en perspective, associée aux défis qu’elle entraîne, ne concerne pas uniquement le football. Par exemple, l’organe de gouvernance des sports automobiles (la Fédération Internationale de l’Automobile) a récemment élu son tout premier président non européen. Celui-ci a déjà introduit des règles pour limiter l’activisme des pilotes et a suscité des critiques de la part de politiciens britanniques pour avoir bafoué les droits humains. En Formule 1, la prise de distance avec l’ancrage européen transparaît aussi dans l’identité des propriétaires d’équipes et de leurs sponsors et dans les lieux accueillant les courses. Auparavant, la plupart des courses de F1 se déroulaient en Europe. Aujourd’hui, c’est le contraire.

La multipolarité ébranle les fondations européennes du sport mondial

Au cours des deux dernières décennies, le sport a reflété la bascule économique et politique mondiale, du Nord vers le Sud. L’organisation d’un grand tournoi de football au Qatar a confirmé les réalités du sport dans le monde changeant du XXIè siècle : l’Europe ne domine plus les sports automobiles ; le LIV Golf, détenu par le Public Investment Fund d’Arabie Saoudite, est perçu par certains comme une menace pour le bastion nord-américain du golf ; enfin, la volonté de la Chine de développer le sport à des fins stratégiques (notamment en Afrique avec sa diplomatie des stades) indique que football et autres sports d’envergure ne sont plus une simple question de performance physique.

Il est donc pertinent de réfléchir à ces sujets dans le contexte de ce que les commentateurs décrivent comme un monde multipolaire, dans lequel plus de deux nations détiennent un pouvoir comparable. À la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les États-Unis et ses alliés ont effectivement mis en place un ordre mondial et un ensemble d’institutions associées qui, pour leurs détracteurs, ont permis à ces pays d’exercer leur contrôle sur de vastes parties du monde pendant près d’un siècle.

Dans les sports, cet ordre mondial s’est établi plus tôt encore, car bon nombre des organes de gouvernance internationaux et certaines des équipes et des clubs les plus prestigieux remontent à la fin du XIXè et au début du XXè siècles. Un grand nombre de ces institutions sont toujours basées en Europe et souvent dirigées par des Européens. Par exemple, la FIFA a été fondée en France en 1904, tandis que son siège social à long terme est toujours implanté en Suisse. Tout au long de son histoire, la FIFA a élu 12 présidents, dont seulement deux n’étaient pas européens (et l’un d’eux, Issa Hayatou, n’a officié que brièvement en tant que président par intérim).

Cependant, avec l’émergence de la mondialisation associée à la digitalisation, l’ordre établi, aussi bien dans le monde en général que dans les sports, va désormais connaître des changements profonds. D’une part, les intérêts nationaux ont regagné de l’importance ces 20 dernières années, tandis que le commerce et la technologie libèrent les interactions internationales des contraintes géographiques, avec une activité économique souvent répartie dans plusieurs territoires. Les investissements en private equity des Américains dans les clubs de football européens en sont un exemple, un système qui peut accentuer la performance économique et l’influence politique des États-Unis, quoi qu’en créant des divisions entre ces clubs et leurs supporters locaux et historiques.

Il est important de ne pas exagérer le poids ou la force de la mondialisation, car les événements récents, du mandat présidentiel de Donald Trump à la pandémie, sans oublier le Brexit et la guerre en Ukraine, ont profondément bousculé l’ordre mondial. La mondialisation basée sur le multilatéralisme nous a amenés à la situation actuelle. Désormais, le bilatéralisme, ou pire, l’unilatéralisme et l’intérêt propre, dictent leurs modes de commerce et d’investissement. Ce phénomène soulève des questions essentielles à propos, par exemple, des conséquences pour une équipe d’un pays lorsqu’un investisseur étranger la rachète. Ce genre d’investissements n’est motivé ni par la générosité, ni par l’altruisme, ni par la coopération : un intérêt propre assumé est généralement au cœur de ces accords.

La digitalisation reste un moteur puissant de notre nouveau monde multipolaire. En effet, l’intérêt très répandu dans le monde pour les sports a souvent encouragé la production et la consommation. Les diffuseurs et les spéculateurs américains ont modifié le paysage sportif en imaginant de nouvelles technologies de retransmission, en créant des modèles économiques différents et en inventant toujours plus de droits commerciaux juteux. Par exemple, le succès de la série Netflix sur la Formule 1, « Pilotes de leur destin », a impulsé des changements dans l’engagement et la consommation des fans, contribuant ainsi à populariser ce sport en Amérique du Nord. En parallèle, les nations du Golfe ont appris que la technologie numérique peut constituer un outil politique puissant, surtout pour exercer son soft power. La chaîne BeIN Sport du Qatar en est une illustration.

Les nations du Golfe jouent un rôle majeur pour favoriser la multipolarité. Chacun de ces pays est fortement dépendant des revenus générés par le pétrole et le gaz, qui contribue en moyenne à plus de 60% des revenus annuels publics. Ces pays ont toujours été exposés aux caprices des marchés de l’énergie, mais alors que le monde se détourne des énergies fossiles, le Qatar et l’Arabie Saoudite, par exemple, occupent une position particulièrement risquée. À toute personne s’interrogeant sur les raisons qui ont poussé le Qatar Sports Investments à acquérir le Paris Saint Germain ; à quiconque se demande pourquoi le Bahraïn a investi dans l’équipe de F1 McLaren : la réponse tient principalement aux stratégies de diversification post-pétrolière de ces pays, ainsi qu’à leur recherche de légitimité à travers l’exercice de leur soft power. De la même manière, la Chine offre des stades sportifs aux pays d’Afrique par souci de préserver sa croissance économique, menacée par un potentiel manque de ressources. En échange de ces cadeaux, qui prennent parfois la forme de prêts bonifiés (des prêts à des taux d’intérêt nettement en dessous du marché), la Chine a souvent négocié un accès privilégié à des ressources naturelles stratégiques.

Résultat, les fondements européens du sport mondial, dont les origines remontent à la fin du XIXè et au début du XXè siècles, sont de plus en plus remis en question. Ces fondements avaient déjà souffert, durant la seconde moitié du XXè siècle, des principes économiques et des modèles d’hyper-commercialisation venus d’Amérique du Nord, établis par des institutions comme la National Basketball Association (NBA). Mais pendant le premier quart du XXIè siècle, le monde du sport a continué de prendre ses distances avec l’hégémonie européenne. Les activités de sponsoring de Gazprom, la réticence de certains pays à accueillir des méga-événements (comme la Norvège ou l’Allemagne) et la possibilité que l’Arabie Saoudite, l’Égypte et la Grèce organisent la Coupe du Monde hommes 2030 de la FIFA sont autant de signaux évidents des évolutions et des défis auxquels le monde du sport fait face.

Cette tendance se reflète aussi, par exemple, dans l’influence grandissante du Qatar sur le football européen. Le pays et ses acteurs étatiques possèdent plusieurs clubs, bien que Qatar Sports Investments reste le plus proéminent. QSI, basé à Doha, détient le club français du Paris Saint Germain, ce qui a ensuite permis à son président, Nasser Al-Khelaifi, d’accéder à la présidence de la European Clubs Association (un organisme représentant les intérêts des clubs d’Europe). En occupant ce poste, il s’est assuré une place au Comité Directeur de l’UEFA, qui a le pouvoir d’adopter des régulations et de prendre des décisions concernant le football européen.

Comment l’Europe doit-elle réagir pour conserver sa position dans le sport mondial ?

Il en ressort que l’angle d’attaque le plus approprié pour aborder la multipolarité est de considérer son impact sur la gouvernance du sport. À cet égard, historiquement, les Européens ont dominé les institutions sportives mondiales, ce qui explique l’approche bureaucratique, apolitique et à but non lucratif qu’ils ont communément adoptée en matière de gouvernance. Pourtant, l’influence du modèle commercial nord-américain et, désormais, l’impact grandissant des approches des pays du Sud, aux orientations géopolitiques marquées, ont ajouté de nouvelles dimensions aux enjeux de la gouvernance des sports mondiaux. Cette réalité exhorte les organisations comme l’UEFA, la FIFA et le Comité International Olympique à opérer des changements. Dans le cas contraire, on peut imaginer la fragmentation des systèmes et structures de gouvernance existants, comme c’est déjà le cas dans la boxe et les e-sports. Il est nécessaire d’apporter une réponse dans le champ politique, surtout de la part des gouvernements européens, de plus en plus bousculés par les approches plus interventionnistes qu’adoptent des pays comme l’Arabie Saoudite, le Qatar, et même la Corée du Sud.

Plusieurs questions centrales se posent alors : comment définir une bonne gouvernance dans le sport et à qui doit-elle s’appliquer ? Qui en décide, où et sur quelles bases ? Quelles sont les implications stratégiques et opérationnelles pour les sports et pour les gouvernements nationaux et internationaux (y compris l’Union Européenne) ? Et quels sont les résultats attendus de ce type de gouvernance dans le monde du sport ?

L’année dernière, la FIFA a annoncé réfléchir à la faisabilité de déplacer ses activités commerciales, pour quitter la Suisse et s’installer à New York. Vu le statut financier de la métropole et la maturité du marché des sports en Amérique, la logique derrière cette opération est limpide. Cette réflexion implique-t-elle pour autant que la FIFA serait disposée à déplacer d’autres activités ailleurs, à Beijing, Mumbaï, ou peut-être Riyad ? Certes, le récit couramment admis dépeint le sport du XXIè siècle comme une opposition binaire, « eux contre nous », mais la réalité est plus complexe et nuancée. Et si l’Europe ne souhaite pas perdre sa position historique dans le sport mondial, elle doit répondre en termes politiques et stratégiques, et rapidement.