Cette contribution est la première d’une série d’analyses menée par Thomas Deconstanza sur le statut de la Chine de pays en développement, les racines historiques de ce statut et les implications géopolitiques. Les analyses suivantes porteront sur la compatibilité de ce statut avec les réalités économiques actuelles. L’étude se terminera par une réflexion prospective sur l’avenir du commerce mondial dans un système de gouvernance en pleine mutation. Cette note sur le statut du pays en développement de la Chine fait suite au premier rapport de Thomas Deconstanza pour SKEMA Publika portant sur les transformations géopolitiques en lien avec les BRICS+ et les PIIGS.
Introduction
Le 11 décembre 2001, après quinze années de négociations, la Chine faisait son entrée officielle à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), en tant que « pays en développement ». Ce statut, issu d’une simple auto-déclaration, lui permettait d’accéder aux dispositions du Traitement Spécial et Différencié (TSD), un levier censé soutenir les économies les moins avancées dans leur intégration au commerce mondial. Vingt-quatre ans plus tard, l’évolution est saisissante. La Chine est devenue la deuxième puissance économique du monde, un acteur industriel et technologique majeur, et un1 pilier central des recompositions géopolitiques du XXIe siècle, usant notamment du sharp power pour se positionner en alternative au modèle de société occidental. Le sharp power est défini comme la capacité d’un pays à décrédibiliser et affaiblir par la manipulation le système politique d’un autre pays2.
Ce décalage entre la réalité économique d’aujourd’hui et un statut hérité d’hier interroge. Peut-on encore considérer la Chine comme un pays en développement ? Dans quelle mesure les règles internationales devraient-elles s’adapter à cette nouvelle donne ? Le cas chinois est-il unique ou annonce-t-il une reconfiguration plus large du système commercial multilatéral, comme le réclament les membres des BRICS ? Car au-delà du cas chinois, c’est bien la gouvernance de l’OMC, et plus largement celle des institutions économiques internationales, qui vacille3.
Les tensions croissantes entre Pékin et Washington, notamment autour des droits de douane et de la restructuration des chaînes de valeur, ne font que raviver ces débats. Elles prolongent une logique déjà amorcée sous Barack Obama avec son « pivot vers l’Asie »4, et intensifiée sous la présidence Trump, qui a frontalement mis en cause l’équilibre des institutions multilatérales5 en imposant une logique de rapport de force décomplexée sur la scène mondiale. Cette dégradation de l’équilibre international a notamment été illustrée par la surenchère sino-américaine autour des droits de douanes, qui, en avril 2025, étaient montée jusqu’à 145 % pour les États-Unis et 125 % pour la Chine6.
Pour comprendre l’ampleur de l’ambiguïté stratégique que représente le statut actuel de la Chine, il convient dans une première partie de revenir sur l’histoire récente du pays, son modèle et l’usage qu’elle fait de son statut institutionnel de pays en développement. Nous analyserons ensuite, dans une perspective comparative, si ce statut demeure compatible avec les réalités économiques actuelles, et au sein des alliances entre la Chine et ses partenaires. Enfin, dans une troisième partie nous introduirons une réflexion prospective : comment les partenaires commerciaux de la Chine – qu’ils soient occidentaux ou émergents – peuvent-ils adapter leurs stratégies dans un système de gouvernance en pleine mutation ?
La Chine : un pays qui (re)vient de loin
Le miracle économique chinois
Historique des réformes Den Xiaoping de modernisation économique de la Chine.
À la mort de Mao Zedong en 1976, la Chine est un pays pauvre, en retard technologique et institutionnellement désorganisé, après presque trois décennies de Maoïsme. En 1978, le PIB par habitant est estimé entre 200 et 400 dollars, il s’agit d’un des plus bas du monde à l’époque selon les données de la Banque mondiale et de l’OCDE, contre 19500 USD pour la France et plus de 30000 USD pour les Etats-Unis7. La grande majorité des 956 millions de Chinois vivent dans les campagnes, en raison de la faible urbanisation du pays et en conséquence de la révolution culturelle de la décennie 1966-1976. En effet, 20 millions de jeunes Chinois ont été envoyés de force à la campagne pour renouer avec l’idéal révolutionnaire par le travail manuel. Malgré cela, le rendement agricole moyen reste inférieur à 2 tonnes de céréales par hectare, loin derrière les standards internationaux. En guise de comparaison, à la même époque, le rendement agricole était de plus de 5 tonnes par hectare pour les Etats-Unis8.
L’industrie chinoise est dominée par des entreprises d’État peu productives, et l’économie souffre d’un manque d’investissements. Le commerce extérieur est marginal : la Chine ne représente que moins de 1 % du commerce mondial en 19789. Les infrastructures sont sous-développées, le pays ne compte alors qu’environ 52 000 km de voies ferrées, pour un territoire immense d’une superficie de 9.597 millions km², et les routes asphaltées sont rares10.
Politiquement, le pays est dominé par l’idéologie collectiviste qui stipule que toute initiative privée est interdite, et l’économie est planifiée sur une période de cinq ans avec peu de flexibilité. Après la mort de Mao Zedong, la Chine traverse une transition politique marquée par des luttes internes au sein du Parti communiste. Deng Xiaoping, un apparatchik du Parti communiste chinois, parvient à s’imposer progressivement comme le leader central en marginalisant les tenants de la Révolution culturelle, notamment la Bande des Quatre qui désigne quatre dirigeants chinois proche de Mao Zedong. Deng Xiaoping parvient également à gagner en soutien en consolidant un consensus autour de l’idée de modernisation du pays11.
En 1978, lors du Troisième Plénum du 11e Comité central, Deng Xiaoping arrive au pouvoir et lance une remise en question idéologique du bilan de Mao, et décide d’un plan de réformes ambitieux appelé « les quatre modernisations », concernant l’agriculture, l’industrie, la science et les technologies, à laquelle est ajoutée la défense nationale, avec pour but affiché par Deng Xiaoping de rattraper le retard chinois sur les autres pays12. Le pragmatisme est de rigueur, une de ses maximes philosophiques est “peu importe qu’un chat soit blanc ou noir, s’il attrape la souris, c’est un bon chat”13 .
Du statut de nain économique à celui d’atelier du Monde.
La croissance chinoise depuis les réformes initiées par Deng Xiaoping en 1978 est sans précédent. Le passage d’une économie planifiée rigide à une « économie socialiste de marché » a permis d’enregistrer un taux de croissance annuel moyen supérieur à 9 % pendant plus de trois décennies14. Ce développement rapide, qui a commencé par un changement des institutions, s’est accéléré avec la libéralisation par le gouvernement chinois des prix des produits agricoles, ainsi que le retour dans les villes de plus de 20 millions de jeunes, à la suite de la fin de la révolution culturelle15. Il s’est accompagné d’une baisse notable de la pauvreté. Selon la Banque mondiale, « plus de 800 millions de Chinois sont sortis de la pauvreté entre 1980 et 2020 »16.
Ces réformes ont démantelé le système économique centralisé hérité de l’ère maoïste, ouvrant la voie à une économie de marché socialiste caractérisée par une ouverture progressive au commerce international, des investissements étrangers et une décentralisation de la prise de décision économique, et par un accès à la propriété pour les Chinois. La création de nombreuses Zones économiques spéciales, qui ont attiré de nombreux investissements directs étrangers (IDE) massifs, sont la vitrine de ces réformes de libéralisation. Un exemple est la ville de Shenzhen qui est passée d’une ville de pêcheurs en 1980 à une métropole mondialisée. Ces zones côtières sont devenues le symbole des villes-mégalopoles usines. En 2021, on comptait plus de 2 500 Zones économiques spéciales en Chine17.
Considéré comme l’atelier du Monde dès les années 200018, le pays a profité de son intégration à l’OMC pour attirer des industries manufacturières et gravir les échelons de la chaîne de valeur en acquérant des technologies de pointe. Cette industrialisation a permis à la Chine de se hisser au rang de deuxième puissance économique mondiale, transformant son paysage urbain et améliorant le niveau de vie de centaines de millions de citoyens. Comme l’explique un rapport de la Banque Mondiale, « depuis 30 ans, la Chine a accompli des progrès remarquables et remarqués sur le front de la lutte contre la pauvreté. Entre 1981 et 2005, le nombre de Chinois vivant avec moins de 1,25 dollar par jour est passé de 835 millions à 208 millions »19.
Cette croissance laisse évidemment de côté de nombreux pans de la société chinoise et il convient de relativiser certains succès20. Les campagnes ont d’abord été les premières bénéficiaires des réformes, mais ont rapidement été délaissées au profit des villes côtières, creusant un fossé rural-urbain. Selon Statista en 2023 les habitants de la côte urbanisée de l’Est du pays ont un revenu disponible 1,6 fois supérieur à celui des habitants des régions rurales de l’Ouest de la Chine21. De plus, l’absence de réforme politique a conduit à des tensions sociales croissantes, comme illustré lors des manifestations de Tian’anmen en 1989. Enfin, le risque de corruption dans les structures locales du Parti, favorisée par une forme de décentralisation économique, augmente avec la croissance et l’arrivée de capitaux étrangers, ce qui accroît les inégalités socio-économiques22. Par conséquent, le miracle économique chinois est à relativiser dans une perspective de répartition des richesses au sein de la population.
La Chine veut oublier le siècle de l’humiliation et renouer avec la grandeur à travers une nouvelle politique se distinguant de l’Occident.
Nous venons de voir comment les réformes impulsées à la fin des années 1970 ont amené une forte croissance et un retour de la Chine sur le plan international. Dès le début des années 1990 les manuels d’histoire chinois mettent en comparaison cette période de croissance avec « Le siècle de l’humiliation ». Cette expression, fréquemment mobilisée dans le discours politique chinois contemporain, désigne la période allant de 1839 à 1949, marquée par une série d’interventions militaires étrangères, de défaites et de traités inégaux, période pendant laquelle la Chine a perdu sa souveraineté sur certains territoires et s’est vu imposer de fortes compensations financières face à d’autres nations comme le Royaume-Uni, la France ou le Japon. Durant cette période la Chine a vu son statut sur l’échiquier mondial considérablement amoindri. Le déclin débute avec la Première des deux guerres de l’opium, qui conduit à la cession de Hong Kong au Royaume-Uni, incluant les réparations imposées à la Chine à la suite de la révolte des Boxers (1899-1901) et s’achève avec la fondation de la République populaire de Chine en 1949. Basée sur des faits historiques, cette période est désormais centrale dans la mémoire collective chinoise, notamment depuis sa réintégration dans les manuels scolaires à partir des années 1990. Depuis 2001, le musée national de Chine situe place Tiananmen abrite une exposition permanente « La voie de la renaissance », qui retrace l’histoire de la Chine depuis les guerres de l’opium. Elle sert à alimenter une narration historique fondée sur la renaissance nationale et de la fierté retrouvée.
En 2014, Xi Jinping déclarait que le peuple chinois n’oubliera jamais les humiliations de l’histoire. Ce récit officiel vise à renforcer l’unité nationale et à légitimer les ambitions géopolitiques actuelles du président ou du pays. On pourrait citer plusieurs exemples à la fois sur la politique intérieure comme extérieure.
D’un point de vue de la politique intérieure Xi Jinping lui-même se présente lors de son intronisation comme le garant de la « grande renaissance de la Chine »23. L’utilisation de cette renaissance et du besoin de résister aux ingérences extérieures est un levier pour Pékin qui permet de se protéger des critiques internationales. D’un point de vue de la politique extérieure, la Chine, qui revendique Taiwan depuis 1949, a fait évoluer son discours, passant de la séduction à l’intimidation et cette démarche est désormais une mission historique dans l’objectif de clore le siècle de l’humiliation. Cet argument avait également été utilisé pour légitimer le contrôle sur Hong-Kong et sur Macao en 1997 et en 199924.
Un statut chinois de pays en développement qui ne fait plus l’unanimité
L’entrée à l’OMC
La Chine adhère à l’OMC25 en décembre 2001 marquant un tournant majeur dans l’histoire du commerce international26. En tant que 143e membre de l’OMC, la Chine s’engage à aligner son économie sur les règles du commerce multilatéral. Cette intégration a été saluée comme un moment historique, tant pour la Chine que pour l’OMC, en raison de l’ampleur des réformes économiques et juridiques entreprises par Pékin pour se conformer aux normes internationales, mais surtout pour les opportunités économiques majeures s’ouvrant à la Chine. Une entrée à l’OMC signifie que les entreprises verront des droits de douane réduits à l’exportation et à ses partenaires commerciaux, qui pourront à terme accéder au marché national chinois et son milliard de consommateurs.
Le statut de pays en développement
En intégrant l’OMC, la Chine se déclare en conséquence comme un pays en développement. Paradoxalement, ce statut est une notion floue au sein de l’organisation internationale dans la mesure où il n’y a pas de critères strictement définis. Il repose sur une démarche subjective d’auto déclaration des pays souhaitant être reconnus comme une nation en développement. En d’autres termes, un pays est considéré comme étant en développement s’il se considère lui-même comme tel27. Par conséquent, en se déclarant « pays en développement » (PED) la Chine a bénéficié des dispositions de traitement spécial et différencié (TSD) prévues par l’OMC. Ce statut lui a permis de bénéficier de délais plus longs pour la mise en œuvre des accords, d’une assistance technique accrue et d’engagements moins contraignants. Toutefois, il est important de relativiser la position de la Chine, car en réalité deux tiers des pays membres de l’OMC se déclarent en développement, comme l’Inde ou le Brésil.
Dans le cas de la Chine, le TSD lui permet trois avantages non négligeables dans la compétition économique mondiale. Premièrement, des délais prolongés pour aligner les politiques et les lois nationales sur les règles de l’OMC. De bénéficier de délais plus longs permet à la Chine de maintenir une politique protectionniste avec de fortes subventions industrielles dans des secteurs comme les télécommunications. Deuxièmement, la Chine peut maintenir une certaine forme de subventions à l’exportation pour ses industries stratégiques. C’est par exemple le cas des voitures électriques chinoises qui sont à ce jour massivement subventionnées par l’Etat28. Troisièmement, grâce au programme généralisé de préférence (SGP), la Chine a bénéficié d’un accès simplifié aux marchés de pays développés, comme les Etats Unis et l’Union européenne29 surtout sur la décennie 2001-2011. Concrètement, le SPG permet à la Chine d’exporter vers des pays développés en bénéficiant d’une franchise douanière, et le principe de réciprocité des importations n’est pas appliqué30.
Le statut chinois de Traitement spécial et différencié critiqué par les Occidentaux qui le perçoivent comme anachronique.
L’accession de la Chine à l’OMC et surtout son statut de pays en développement ne provoque pas, du moins jusqu’en 2010, de contestation au niveau international. Cela principalement pour deux raisons. D’une part la situation économique de la Chine est toujours perçue comme fragile. Certes le pays a connu une forte croissance mais la valeur ajoutée reste faible et de fortes disparités socio-économiques persistent. D’autre part le fait que deux tiers des pays membres de l’Organisation se soient déclarés en développement, notamment l’Inde, le Brésil et la Russie qui se déclarera également PED en 2012.
Les critiques sur la légitimité de ce statut proviennent principalement de l’Union européenne et des Etats-Unis, qui sont les principaux marchés où s’écoulent les produits en provenance de la Chine. Le débat s’intensifie et devient une priorité politique avec l’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis, qui critique frontalement l’OMC dès 2017 et accuse la Chine de profiter abusivement des règles du commerce multilatéral alors que celle-ci occupe, selon la Banque mondiale, depuis 2010 la position de deuxième puissance économique mondiale en PIB global. Cette critique de l’OMC atteint son apogée quand, en 2019, les Etats-Unis publient un mémorandum officiel intitulé “The World Trade Organization is Broken”, qui propose des critères automatiques de sortie du statut de pays en développement et dans lequel la Chine est clairement ciblée. Le mémorandum suggère qu’un pays ne devrait plus être considéré comme étant en développement dans la mesure où un certain niveau de richesse et de prospérité économique a été atteint31. La critique est reprise par l’Union européenne, la Corée du Sud, l’Australie ou encore le Japon. En 2021, la Commission européenne inclut également dans sa stratégie commerciale une volonté de « repenser le traitement différencié au sein de l’OMC » pour « refléter les réalités économiques contemporaines »32.
En résumé, les critiques structurelles ont émergé dans les années 2010, mais elles sont devenues officielles, frontales et multilatérales dès 2018–2019, dans le contexte de guerre commerciale et de réforme de l’OMC. En 2020, Simon Evenett résumait que le maintien du TSD dans sa forme actuelle mine la légitimité de l’OMC et accentue les tensions entre pays développés et émergents, en particulier en ciblant l’avantage concurrentiel énorme utilise par la Chine33. Néanmoins, Pékin n’analyse pas la situation de la même perspective.
Les Chinois voient toute tentative de réforme comme une manipulation occidentale
Les arguments de la Chine.
De son côté, la Chine ne pose pas le même diagnostic et réagit en utilisant trois leviers. Le premier levier est légal et lié à la nature même de l’OMC. Dans le cadre de l’organisation internationale, la Chine considère le traitement spécial et différencié (TSD) comme un droit fondamental des pays en développement. En effet, cela est le cas, et le principe d’auto déclaration fut conçu et implémenté avant que la Chine n’entre dans l’OMC en 2001. Ainsi, elle affirme que toute tentative de redéfinir ou de restreindre ce statut constitue une violation des principes d’équité du système commercial multilatéral. Le deuxième levier est idéologique. Les tentatives occidentales de réforme du statut de pays en développement à l’OMC sont perçues comme une stratégie visant à limiter l’ascension économique et politique de la Chine. Cet argument, se base sur les éléments de langage de la « grande renaissance » promue par Xi Jinping. Elle est également nourrie par la rhétorique selon laquelle le peuple chinois ne se verra plus imposer de lois ou de traités par des pays étrangers, surtout de la part des occidentaux et des organisations internationales qui sont perçues comme étant pilotée par l’Occident. Le troisième levier est économique. La Chine souligne que, bien qu’elle soit la deuxième économie mondiale en termes de PIB global, elle reste en retard en termes de PIB par habitant, avec des zones rurales confrontées à des défis de développement significatifs. Pékin insiste sur le fait que son statut de pays en développement est justifié par ces réalités socio-économiques inégalitaires et qu’il est essentiel de garder ce statut pour poursuivre son développement équilibré.
La position des BRICS vis-à-vis du statut de la Chine.
A l’instar de la Chine, tous les BRICS se sont auto déclarés en développement dès leur adhésion à l’OMC. L’Afrique du Sud, le Brésil et l’Inde l’ont fait dès 1995, la Chine en 2001 et la Russie en 201234. Lors du 16e sommet des BRICS en 2024 à Kazan, les dirigeants ont réaffirmé leur soutien à un système commercial multilatéral ouvert, transparent, inclusif et fondé sur des règles, tel qu’incarné par l’OMC35. Insistant notamment sur l’importance de préserver les principes fondamentaux de l’OMC, y compris le TSD, qui facilite la croissance économique et le développement des pays membres, en particulier les pays en développement (PED) voire les pays les moins avancés (PMA). En outre, les BRICS ont également appelé à une réforme nécessaire de l’OMC pour renforcer son efficacité face aux défis économiques mondiaux. Ils ont rappelé la nécessité de faire évoluer l’OMC, insistant notamment sur les changements nécessaires des membres de l’Organe d’appel. Il s’agit de l’organisme chargé de faire appliquer les décisions de l’OMC par des juges, choisis par l’organisation, et au sein de laquelle les Etats-Unis, jusqu’alors favorisés par la structure mise en place, freinent au changement afin de maintenir un mécanisme de règlement des différends à deux niveaux, accessible à tous36. Historiquement la Chine, le Brésil et l’Inde, se sont même unis au sein d’un groupe dénommé « BIC », pour voter de nombreuses règles au sein de l’OMC.
Au-delà de cette unité de façade, certains thèmes sont révélateurs des frictions au sein des BRICS, chacun des pays pouvant être un concurrent pour l’autre. Nous allons illustrer cette concurrence en analysant le cas de la pêche, sujet de friction entre la Chine et l’Inde et celui des composants électriques pour lequel Russie et Brésil ont adopté une approche différente de Pékin.
Négociations sur les subventions de pêche : la Chine isolée car trop puissante.
La Chine, premier subventionneur mondial dans le secteur de la pêche avec plus de 7 milliards de dollars, a insisté pour bénéficier du TSD réservé aux pays en développement. Cependant, cette position a suscité des réticences de la part de l’Inde, dont les structures de pêche sont peu subventionnées et moins modernes mais aussi du Brésil qui veut développer cette industrie. Ces deux pays ont proposé des critères excluant implicitement la Chine de ces avantages, quitte à bloquer certains projets de loi à l’OMC37. Ainsi, lors des négociations, l’Inde a appelé à interdire les subventions sur la pêche en haute mer, ciblant directement la Chine. Cette stratégie vise à préserver leur propre accès au TSD sans être associés aux pratiques chinoises controversées. Ainsi, sur ce sujet, ce ne sont pas uniquement les pays Occidentaux qui perçoivent le statut de pays en développement de la Chine comme problématique.
Commerce électronique : divergences stratégiques
En ce qui concerne le commerce électronique, la Chine cherche à établir des règles favorables à ses intérêts, notamment en matière de flux de données et de souveraineté numérique. En effet, Pékin veut pousser son avantage de coleader mondial avec les Etats-Unis en termes d’infrastructures digitales et de cybersécurité, quitte à nuire à certains de ses partenaires des BRICS, moins préparés En effet, l’Inde et l’Afrique du Sud ont refusé de participer aux discussions plurilatérales, craignant que ces règles ne compromettent leurs politiques de développement numérique. Comme dans le secteur de la pêche, on note ici une divergence d’intérêts et de stratégie de la part de pays non occidentaux à l’encontre de la stratégie chinoise visant à ménager ses intérêts économiques sous couvert du statut de pays en développement.
Plus révélateur : abandon de la coalition BIC (Brésil-Inde-Chine)
Historiquement, la Chine, l’Inde et le Brésil formaient une alliance stratégique au sein de l’OMC pour défendre le TSD. Cependant, face aux pressions des pays développés, notamment des États-Unis, cette coalition s’est effritée. Le Brésil a été le premier à se distancier en 2019 sans doute sous la pression des Etats-Unis avec lequel les échanges commerciaux ainsi que la bonne entente priment. En 2024 le commerce entre les deux pays était estimé à 92 milliards de dollars38. En 2020 c’est l’Inde qui choisit de se distancier, laissant ainsi la Chine isolée sur la question du TSD. Cette rupture souligne les divergences croissantes, sur fond d’intérêts commerciaux, entre ces pays émergents39.
En réalité la Chine adopte une stratégie duale, elle revendique le statut de pays en développement pour bénéficier du TSD dans des secteurs comme l’agriculture, tout en acceptant de renoncer à certains avantages dans d’autres domaines, comme les subventions à la pêche, lorsque cela sert ses intérêts. Cette approche pragmatique contraste entre autres avec la position plus rigide de l’Inde qui, comme l’explique Till Schofer, « considère le TSD comme un droit non négociable »40.
Quid des BRICS+. Une opportunité pour la Chine ?
L’entrée de quatre nouveaux membres en 2024 a encore étendu la capacite d’influence des BRICS dans les domaines économiques, militaires et culturels au sein des institutions internationales. Comme le décrit ci-dessous Christophe Ventura, directeur de recherche de l’IRIS, l’influence des BRICS sur les relations internationales pourrait prendre deux formes41.
« Ainsi, les BRICS cherchent à poursuivre, avec leur évolution en BRICS+, un processus de construction d’un espace international pouvant s’orienter vers deux projets futurs possibles en fonction de l’évolution des recompositions internationales et des rapports de forces. Le premier consiste à positionner les BRICS+ comme l’instrument d’une négociation visant à imposer une multipolarité répondant à leurs intérêts. Le second est de former, peu à peu, une alliance contre-hégémonique réunissant, autour de la Chine (et secondairement de la Russie), une coalition de pays récalcitrants face à la domination des États-Unis et des autres puissances occidentales alignées sur les politiques de la première puissance mondiale. »42.
D’un côté la Chine a clairement gagné en influence avec le développement des BRICS+ dans la mesure où Pékin rallie un ensemble de pays du Sud derrière sa vision d’un monde multipolaire qui conteste l’hégémonie occidentale. De l’autre, l’effritement du groupe des BIC avec les prises de positions du Brésil et de l’Inde ont montré que le pragmatisme de la Chine avait des limites. Ainsi, il est légitime de se demander si Pékin étant challengée au sein des BRICS+ dans son usage du statut de PED, elle ne sera pas fragilisée par les autres membres de l’OMC également. Ces exemples illustrent les tensions croissantes au sein des BRICS+ concernant le statut de la Chine à l’OMC. Alors que la Chine cherche à maintenir ses avantages en tant que pays en développement, d’autres membres remettent en question cette position, soulignant les défis d’une coopération cohérente au sein du groupe.
La capacite des BRICS+ à tenir une ligne cohérente sur les reformes de l’OMC dans les prochaines années aura une importance capitale sur la Chine et sur les BRICS+ en tant que partenaires. La Chine, en s’appuyant sur les objectifs communs, à savoir la lutte contre l’hégémonisme occidental, incarné par les Etats-Unis, peut jouer sur les deux tableaux. C’est-à-dire, rester sur ce pragmatisme du TSD qui lui permet selon les thématiques de continuer de bénéficier des avantages des pays en développement, tout en prônant une réforme de l’OMC.
Conclusion de la première partie
Dans cette première partie, nous avons d’abord analysé l’évolution de la Chine depuis 1978. Pauvre et faiblement industrialisée, la croissance économique continue, mais inégalement répartie, de la Chine lui a permis de devenir aujourd’hui la deuxième puissance mondiale. Cette croissance a été rendue possible par des facteurs internes, à savoir les politiques initiées par Deng Xiaoping et l’ouverture internationale avec les Zones économiques spéciales. Cette insertion dans l’économie mondiale est portée par deux piliers. D’une part la capacité de redevenir une grande puissance, sans se laisser dominer par les pays occidentaux qui l’ont appauvrie et humiliée par le passé. En démontre l’usage du TSD dans le cadre de l’OMC qui porte la Chine dans son développement international depuis 2001. D’autre part, les alliances avec d’autres pays comme les BRICS qui participent à la propagation de l’influence anti-occidentale dans le monde. L’enjeu pour la Chine en 2025 est de pouvoir garder son usage des règles de l’OMC de manière pragmatique. C’est-à-dire de continuer à être considérée comme un pays en développement, tout en masquant de moins en moins ses ambitions géopolitiques, quitte à nuire à ses partenaires des BRICS et à pousser de manière irréversible les instances comme l’OMC à changer ce statut des PED.
Il existe encore des raisons économiques objectives, comme de fortes disparités régionales, qui permettent à la Chine de rester légitime en tant que PED, et de bénéficier des avantages du TSD, mais ces raisons diminuent au fur et à mesure de la croissance de la Chine et de ses ambitions à devenir à terme la première puissance mondiale. C’est surtout la place des partenaires BRICS de la Chine qui lui permettront ou non de continuer de bénéficier de ce statut hybride, devenu un vecteur économique de développement.
Nous verrons dans une deuxième partie en quoi les ambitions de Xi Jinping mettent en lumière les véritables intentions de la Chine et comment ces intentions sont intégrables avec le statut particulier qu’occupe la Chine dans l’OMC mais aussi avec les pays partenaires BRICS+ et les autres pays en développement en Afrique ainsi qu’en Asie. Nous analyserons aussi les leviers que peuvent utiliser les pays occidentaux et les organismes internationaux eux-mêmes.
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- Mélanie Moussours» La pauvreté en chine : aller au delà des chiffres », , 12 septembre 2008. ↩︎
- École normale supérieure de Lyon. (2024). Zones économiques spéciales (ZES ou SEZ) — Géoconfluences. 2002 Géoconfluences ENS de Lyon. https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/sez-ou-zones-economiques-speciales#:~:text=On%20compte%20700%20zones%20%C3%A9conomiques,monde%20(Gu%C3%A9guen%2C%202024) ↩︎
- « La Chine devient l’atelier du monde », Le Monde, 09 septembre 2003. ↩︎
- « Chine : réduire la pauvreté en mobilisant les communautés », Banque Mondiale, 9 avril 2013 ↩︎
- Carl Riskin, Zhao Renwei, and Li Shi « China’s Retreat from Equality: Income Distribution and Economic Transition »; Armonk, New York, M.E. Sharpe Inc., 2001, ↩︎
- Thème : La Chine. (2023, 13 décembre). Statista. https://fr.statista.com/themes/4094/la-chine/#editorsPicks ↩︎
- M. Pei(2006). China’s Trapped Transition: The Limits of Developmental Autocracy. Harvard University Press. ↩︎
- Franceinfo. (2014, 2 mai). Xi Jinping appelle à une « grande renaissance de la Chine » . Franceinfo. https://www.franceinfo.fr/monde/xi-jinping-appelle-a-une-grande-renaissance-de-la-chine_1648761.html ↩︎
- Simon Leplatre, La « réunification » avec Taïwan, une mission historique pour la Chine, Le Temps, 21 octobre 2021. ↩︎
- D’abord connu sous le nom de GATT, puis OMC depuis 1995. ↩︎
- Jean-Pierre Cabestan, « L’accession de la Chine à l’OMC : un tournant historique », Perspectives Chinoises Année 2002 69 pp. 4-6, https://www.persee.fr/doc/perch_1021-9013_2002_num_69_1_2709 ↩︎
- WTO | Doha Development Agenda | Briefing notes – Other Doha issues. https://www.wto.org/english/tratop_e/dda_e/status_e/sdt_e.htm ↩︎
- Tribune, L. (2024, 27 avril). Voitures électriques et hybrides : Pékin subventionne jusqu’à 1.300 euros l’achat d’un véhicule propre. La Tribune. https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/automobile/voitures-electriques-et-hybrides-pekin-subventionne-jusqu-a-1-300-euros-l-achat-d-un-vehicule-propre-996327.html ↩︎
- Nicholas Lardy , “Integrating China into the Global Economy”, Brookings Institution Press, 2002 ↩︎
- Système de préférences généralisées, définition. (2025, 6 mai). Alternatives Economiques. https://www.alternatives-economiques.fr/dictionnaire/definition/97975 ↩︎
- Memorandum on Reforming Developing-Country Status in the World Trade Organization – The White House. (2019, 26 juillet). The White House. https://trumpwhitehouse.archives.gov/presidential-actions/memorandum-reforming-developing-country-status-world-trade-organization/ ↩︎
- Commission européenne. (2021). Communication de la commission au parlement européen, au conseil, au comité économique et social européen et au comité des régions. https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:5bf4e9d0-71d2-11eb-9ac9-01aa75ed71a1.0002.02/DOC_2&format=PDF ↩︎
- Simon Evenett, Revitalising Multilateralism Pragmatic Ideas for the New WTO Director-General, CPER press, 2020.https://repository.graduateinstitute.ch/record/298823?_gl=111h24ci_gcl_au*MzYwNTAwMjI5LjE3NTE1NTI4MzI.&_ga=2.185400746.2094034952.1751552833-350674634.1751552833&v=pdf ↩︎
- Deconstanza, T. (2024). Des BRIC aux BRICS+ : comment passer d’un simple acronyme à un partenariat capable de renverser l’ordre mondial en 25 ans ?. SKEMA Publika https://publika.skema.edu/fr/des-bric-aux-brics/ ↩︎
- European Parliamentary Research Service. (2024). Outcome of the 16th BRICS Summit in Kazan, Russia.https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/ATAG/2024/766243/EPRS_ATA(2024)766243_EN.pdf ↩︎
- Cet appel au changement des membres des organes d’appel est présent dans les comptes rendus des sommets BRICS de 2022,2023 et 2024. ↩︎
- « India blocks – once again – WTO fish subsidies agreement », Europeche, 2 mars 2024 ↩︎
- Brazil. (2025). United States Trade Representative. https://ustr.gov/countries-regions/americas/brazil ↩︎
- Kristen Hopewell, « How China lost its wolf pack: the fracturing of the emerging-power alliance at the WTO », International Affairs, Volume 98, Issue 6, November 2022. ↩︎
- Till Schöfer, » Developing-country status at the WTO: the divergent strategies of Brazil, India and China », Indian Strategic studies, 7 decembre 2022 ↩︎
- Deconstanza, T. (2024). Des BRIC aux BRICS+ : comment passer d’un simple acronyme à un partenariat capable de renverser l’ordre mondial en 25 ans ?. SKEMA Publika. https://publika.skema.edu/fr/des-bric-aux-brics/ ↩︎
- Ventura, C. (2023). BRICS+ : VERS UN MONDE PLUS MULTIPOLAIRE ?. IRIS. https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2023/12/Note-AFD-BRICS-D%C3%A9cembre-2023.pdf ↩︎