“L’influence est pour moi la pointe du diamant de l’intelligence économique, sa forme la plus élaborée. J’avais du mal à le faire admettre, quand dans les années 2000-2005 les piliers de l’intelligence économique étaient seulement la veille et la sécurité. On me disait alors que l’influence, c’était en fait des relations publiques ou de la communication. Aujourd’hui elle est devenue un must. En en attendant peut-être trop parfois. Cela dit, je reste convaincue que la veille/anticipation est la mère des batailles, pour l’influence comme pour la sécurité, et que les trois piliers sont intimement liés. Également, que toute action réussie demande d’abord une stratégie assise sur une volonté.“
Claude Revel, spécialiste de l’intelligence économique
Dans la note présentée ici, Claude Revel propose une analyse complète de ce qu’est l’influence, de la façon dont elle s’exerce, de ses acteurs et de ses formes d’interventions. Elle avertit sur ses dérives et propose des stratégies de contre-influence, le tout appuyé d’exemples concrets : développement durable, systèmes de droit, normes chinoises, etc.
Pourquoi parler d’influence en 2023 ?
La mondialisation des années 1980-1990 a exacerbé les compétitions. Beaucoup se jouent à coup d’information et plus particulièrement d’influence, qui en est une des déclinaisons. L’influence est clé dans des concurrences de tous ordres, économiques, politiques, scientifiques, particulièrement dans les champs immatériels, comme l’image évidemment, mais aussi les règles et normes, les systèmes de droit, d’enseignement, les cultures au sens large, y compris des affaires, les valeurs.
L’influence est un traitement de l’information. L’information est une matière première, au même titre que le gaz et le pétrole, à la différence qu’on ne la voit pas. Brute, l’information peut être de plus ou moins bonne qualité. Elle peut, ou non, être raffinée, frelatée, vendue, volée. Les entreprises qui l’exploitent deviennent aussi et bientôt plus puissantes et courtisées que les pétroliers. Les acteurs publics et privés l’utilisent. En 2023, elle est un élément clé des relations et de la compétition internationales même si bien sûr elle n’en est pas le seul et si les rapports de force peuvent prendre des jours bien différents.
Elle élargit sensiblement sa dimension avec les moyens de l’internet, les webs de tous chiffres, les réseaux sociaux. Les algorithmes sont eux-mêmes soumis aux influences et l’intelligence artificielle va encore lui ouvrir de nouveaux champs.
En France, l’importance de l’influence et des influences a eu du mal à percer, mais semble avoir été officiellement perçue, comme en témoignent la Feuille de route de l’influence établie par le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères en décembre 2021 ainsi que la Revue nationale stratégique de 2022 avec sa phrase « L’influence est érigée en fonction stratégique ».
L’influence est une technique et se travaille
Il est urgent que, nous Français et Européens, soyons plus présents dans ce champ. Mais attention, être présent n’est pas suffisant, il faut porter des messages, soigneusement élaborés en amont et de manière organisée. Pour l’État français, il est de bonne règle de préparer des positions communes, qui irrigueront ensuite les ambassades et les divers réseaux dont nous disposons à l’étranger (acteurs économiques, élus des Français à l’étranger, réseaux francophones, etc.), qui chacun dans sa sphère pourra appuyer des positions. Tout cela doit être soutenu par une parfaite connaissance du terrain et des acteurs clés en lice. L’influence est un vrai travail qui ne s’improvise pas. Pour être efficace, il doit s’appuyer sur l’intelligence économique et stratégique, car le maître mot en influence est l’amont, pour repérer les prémices et signaux faibles d’une action, d’un projet, d’une législation… (colloques, articles académiques, rapports de think tanks ou d’ONG), ou mieux encore, susciter soi-même des projets ; et jamais seuls, que l’on soit en défensif ou en offensif, on a besoin de partenaires, alliés, qui d’ailleurs demain peuvent aussi être des concurrents et adversaires sur d’autres terrains, selon le deuxième principe clé de coopétition.
Les instruments principaux à reconnaître
- Le formatage de l’opinion publique.
- La pénétration du cerveau des décideurs.
- Le poids sur les normes, notamment la mise en place de règles de gouvernance, forme suprême de l’influence, puisqu’on définit le modèle même.
- L’attractivité du modèle, de la culture ou de la marque : le soft power.
- La réputation : naming and shaming.
- Les régulations indirectes : classements, rankings, notations, best practices…
Les outils
- Séduction et argumentation.
- Pour les États, l’aide au développement (reconstruction matérielle et immatérielle) et la coopération technique.
- L’action de conviction permanente : la public diplomacy.
- L’image : le branding ou rebranding pour les États.
- L’action sur les élites étrangères.
- La gestion des réseaux à l’étranger.
- La gestion des alliances sur le principe de la coopétition.
- Le travail en alliance publique privée et avec des alliés différents de soi.
- Une ingénierie professionnelle d’influence liée à l’intelligence économique.
Des idées d’actions à développer
Contre les désinformations : l’apprentissage dès l’école de l’analyse de l’information, par le questionnement systématique, qui, quoi, pourquoi, quand. Pour simpliste que cela puisse apparaître, de tels réflexes éviteraient beaucoup de croyances suscitées par la seule séduction de certains discours.
Classements internationaux des États, actions normatives : il appartient aux autorités et experts français concernés d’y participer pleinement voire d’en susciter. Exemple parmi d’autres, c’est encore le moment de le faire pour le successeur du classement Doing Business de la Banque mondiale, Business Enabling Environment, en cours d’élaboration.
Concept international unificateur : à l’instar de ce qu’a été le développement durable et de l’influence qu’il exerce toujours, le moment est peut-être venu, en ces temps troublés et fragmentés, de repenser un ou des concepts de même type, ses déclinaisons ayant sans doute pris aujourd’hui des couleurs très, trop, occidentales. Ce serait un beau défi pour l’Europe et/ou la France.
Finalement, pourquoi vouloir être influent ?
- Pour préserver son niveau de vie et choisir son avenir. Derrière les règles et les normes, les décisions, il y a les marchés et plus encore les modes de vie.
- Pour participer à l’ordre mondial en recomposition : derrière le droit et l’économie, il y a la compétition internationale des valeurs, politiques, éthiques, religieuses.
- Garder son statut (France et Europe) et avoir droit au chapitre.
- Au final, agir et ne pas subir : l’influence est un enjeu POLITIQUE.
Préférons-nous être sous influences ou influencer ?