Des BRIC aux BRICS+ : comment passer d’un simple acronyme à un partenariat capable de renverser l’ordre mondial en 25 ans ?
INCERTITUDES - Influences, géopolitique, numérique, risques

Des BRIC aux BRICS+ : comment passer d’un simple acronyme à un partenariat capable de renverser l’ordre mondial en 25 ans ?

BRICS+ et « flying » PIIGS : du passé faisons table rase ? (partie 1/3)

Contexte

L’entrée de l’Iran, de l’Égypte, de l’Éthiopie et des Émirats arabes unis au sein des BRICS1 – devenus BRICS+ – au 1ᵉʳ janvier 2024 a permis au PIB de ce partenariat2 de dépasser aujourd’hui celui des membres du G7 (Bulletin de la Banque de France, 9 janvier 2024).

De leur côté, les PIIGS3, pays autrefois décriés pour leur mauvaise gestion économique, ont produit en 2023 des taux de croissance économique supérieurs à la France ou à l’Allemagne (Peralta, 19 juin 2023).

Comment intégrer cette nouvelle donne ? Quels effets ces changements auront-ils sur l’ordre mondial et régional ? Quels défis posent-ils aux institutions internationales existantes ? Les organisations traditionnelles parviendront-elles à s’adapter ? Afin d’éclairer les dynamiques qui redéfinissent actuellement le paysage géopolitique planétaire, cette étude tripartite entreprend d’analyser le fonctionnement des groupes de pays BRICS+ et PIIGS, leur composition hétérogène ainsi que leur poids dans les relations internationales et de les comparer aux structures multilatérales consacrées telles que l’Organisation des Nations unies (ONU), le Fonds monétaire international (FMI) et l’Union européenne (UE). S’attardant sur les BRICS+, elle met en évidence l’influence croissante de nouveaux membres, remodelant l’ordre mondial selon une multipolarité toujours accrue. En parallèle, elle examine les défis économiques et politiques rencontrés par les PIIGS et leur impact sur la cohésion européenne. Enfin, elle intègre une évaluation des tensions entre les groupes émergents et les institutions établies (ONU, FMI, UE) en proposant des exemples concrets de coopération et de conflits d’intérêts (remise en question de la place du dollar dans les échanges mondiaux, création d’une deuxième BERD4, etc.). Cette étude s’achève par une réflexion sur la nécessité d’ajuster les organisations multilatérales aux nouvelles réalités géopolitiques.

Dans cette première partie, nous retracerons la genèse des BRICS et leur évolution en BRICS+, avant d’évoquer leurs échéances pour l’année 2024. La nouvelle dimension prise par ce partenariat, tant sur le plan économique, démographique que militaire, sera ainsi soulignée, notamment grâce à une discussion des récentes mesures visant à renforcer son influence mondiale (Duggan, Hooijmaaijers, Rewizorski & Arapova, 17 décembre 2021).

BRICS+ : des origines à nos jours (2001 – 2024)

2001 – 2010 : les motivations économiques, financières et géopolitiques derrière la naissance du groupe

La création des BRIC, acronyme regroupant quatre pays émergents majeurs – Brésil, Russie, Inde, Chine – remonte au début des années 2000. L’idée de former une alliance économique et politique est apparue au cours d’une réunion informelle entre les dirigeants de ces pays en 2001, lors du Forum économique mondial de Davos. Il ne s’agit alors ni d’une organisation, ni même d’une entité juridique. En octobre 2003, une étude de Goldman Sachs confirme la rapide croissance des économies de ces quatre pays non-membres du G7 et prédit qu’elles accéderont bientôt aux premières places de l’économie mondiale (Goldman Sachs, octobre 2003). En conséquence, elle souligne la nécessité de réformer le G7 pour y incorporer ces quatre pays.

Les quatre chefs d’État se réunissent pour la première fois officiellement à Ekaterinbourg, en Russie, le 16 juin 2009. Lors de ce sommet, ils déclarent vouloir développer leur coopération pour faire advenir un monde multipolaire « plus démocratique et plus juste ». Dans cette déclaration, on peut lire les objectifs de ce groupe notamment sur la nécessité de « reformer l’architecture financière et économique mondiale ».

Les raisons de la création des BRIC sont donc multiples : premièrement, ces pays cherchaient à diversifier leurs partenariats économiques et politiques et à contester l’hégémonie occidentale au sein des institutions financières internationales telles que le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Deuxièmement, ils cherchaient à promouvoir le développement économique et social dans leurs régions respectives, ainsi qu’à renforcer leur position dans les négociations internationales sur des questions autour du commerce et du changement climatique. Enfin, l’association des BRIC a également été motivée par des considérations géopolitiques, visant à affirmer leur influence sur la scène mondiale et à façonner un nouvel ordre plus multipolaire.

En 2010, lors du sommet BRIC à Brasília, l’Afrique du Sud a ainsi été invitée à rejoindre le groupe, transformant les BRIC en BRICS.

2010 – 2024 : voies de développement : agrandissement, nouvelle Banque mondiale et première forme juridique

Depuis 2009, les BRICS organisent des sommets annuels, moments clés du renforcement de la coopération entre leurs membres. Après leur naissance officielle à Ekaterinbourg, le sommet de 2014 à Fortaleza, au Brésil, a donné aux BRICS leur première existence juridique, dotée d’un fonds, et d’un directoire (Menezes de Carvalho, 2017). 

En effet, après avoir proposé des solutions alternatives au système financier international traditionnel et appelé à une réforme du FMI à la suite de la crise de 2008, les BRICS sont passés à l’action en lançant leur Nouvelle Banque de développement (NBD) : une institution financière multilatérale fondée avec un capital initial de 50 milliards de dollars réparti de manière équitable entre les cinq membres de l’association. Objectif : soutenir le développement économique et social des pays membres, mais aussi d’autres économies émergentes, autour des énergies renouvelables, du transport, ou encore de l’eau. Les initiatives de la NBD ont par conséquent renforcé le rôle des BRICS dans la coopération internationale pour le développement. L’accord autour de la NBD prévoit en outre un Fonds de Réserve de Contingence (FRC) de 100 milliards de dollars (Menezes de Carvalho, 2017).

Contrairement au FMI et à la BERD, souvent critiqués pour leur approche conditionnelle des prêts et leur manque de représentation équitable des économies émergentes, la NBD offre une place plus importante aux pays en développement dans la prise de décision, à l’image de l’égale participation des cinq BRICS à la direction de l’institution, aspirant à une forme de gouvernance plus juste (voir le site de la NBD).

Les BRICS+ à horizon 2024 : utiliser tous les leviers d’influence disponibles afin de peser sur la scène internationale

Un groupe élargi et représentant le « Sud global » : changer de paradigme pour renforcer sa crédibilité

L’expansion des BRICS+ en janvier 2024 marque un tournant significatif dans l’équilibre mondial.  L’intégration de nouveaux membres (l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran et les Émirats arabes unis) donne à ce partenariat une nouvelle portée : par le nombre de pays membres (neuf5), supérieur au G7, leur variété et leur influence dans de nombreux domaines.

Les nouveaux membres ne représentent que 4% du PIB du groupe BRICS+. Ce n’est donc pas pour des raisons économiques que ces pays ont intégré le cluster (Parlement européen, 15 mars 2024). En effet, les BRICS pesaient déjà plus du double de l’UE. En outre, les BRICS étaient, avant 2024, déjà présents sur les continents asiatique (Chine, Inde), eurasiatique (Russie), sud-américain (Brésil) et africain (Afrique du Sud). Néanmoins, intégrer des pays d’Afrique et du Moyen-Orient a permis d’augmenter significativement la représentation des pays du « Sud ». D’ailleurs, la liste des pays candidats à l’entrée accentue encore cette orientation géographique6. C’est sans doute lors du sommet d’octobre 2024 – qui doit avoir lieu en Russie – que les premières inflexions provoquées par les derniers arrivants deviendront manifestes. On peut néanmoins mettre en lumière plusieurs axes de lecture et de prospective.

Intégrer des représentants des différents courants religieux : un atout dans les futurs rapports de force ?

L’entrée simultanée de l’Iran et des Émirats arabes unis (E.A.U.) (sans compter celle de l’Égypte et bientôt de l’Arabie saoudite) démontre la capacité du groupe à capter des pays représentant les deux branches majoritaires de l’islam, qui plus est dans une région (le Golfe Persique) historiquement en proie à de vives tensions diplomatiques. On peut désormais considérer que les BRICS+ rassemblent l’ensemble des grands courants religieux : l’hindouisme (Inde), le bouddhisme (Chine), le christianisme (orthodoxe pour la Russie et catholique pour le Brésil ou l’Afrique du Sud) et l’islam. Cela constitue assurément un gage de crédibilité et de puissance dans les potentiels rapports de force avec les autres groupes de pays ou organisations.

Jonathan Fox, professeur de sciences politiques, explique ainsi que si la religion n’est pas leur moteur, il est pour autant impossible de nier son influence sur le cours des relations internationales (Fox, 2006). En effet, il semble que la plupart des sociétés « accordent à la religion un rôle paradoxal dans les affaires humaines – à la fois facteur de paix et de conflits » (Appleby, 2000, p. 3). C’est donc également vrai sur la scène géopolitique internationale, où la religion peut être un puissant outil de persuasion ou de pression.

Un mastodonte militaire : un outil de hard power

L’élargissement du groupe ne présente pas seulement un intérêt sur le plan de l’influence spirituelle. Bien que les BRICS+ ne forment pas d’alliance militaire et que certains membres soient en conflit (larvé ou réel) depuis des années, l’armée joue un rôle important pour tous les membres et futurs membres. Les capacités militaires impressionnantes de l’ensemble procurent davantage de poids à toute proposition ou demande de modification de traités multilatéraux existants, et sont susceptibles de provoquer quelques craintes.

En effet, selon le classement de Global Firepower, 6 des 9 pays constituant les BRICS+ figurent parmi les 20 nations les plus puissantes du monde (Russie, Chine, Inde, Brésil, Égypte, Iran). Si cet ascendant militaire était déjà une réalité avant l’élargissement de janvier 2024 – la Russie, la Chine et l’Inde possédant respectivement les 2e, 3e et 4e plus grandes armées du monde – l’arrivée des nouveaux membres l’a considérablement renforcé. Les événements récents entre la Russie et l’Ukraine, et entre l’Iran et Israël, sont d’ailleurs révélateurs du positionnement militaire des BRICS+. Ces derniers mois, la Chine a considérablement augmenté ses échanges commerciaux avec la Russie (avec un doute sur les échanges de composants pouvant être destinés à l’armement), tandis que l’Iran lui fournit ostensiblement des drones de combats. L’Inde achète quant à elle le pétrole russe, permettant au pays de financer son économie de guerre.

Les BRICS+ face aux enjeux du futur : intégration géographique et verticale, attractivité et gestion des conflits selon de nouvelles « règles du jeu » favorables à la Chine (2024 – ?)

Un poids diplomatique renforcé dans les institutions traditionnelles : nouveaux rapports de force ou rééquilibrage ?

Sans avoir d’existence juridique en dehors de la NBD, ce jeune groupe de pays entraînera probablement une forme de solidarité au sein des instances existantes (ONU, FMI ou Banque mondiale). Un exemple frappant est l’absence (ou quasi-absence) de condamnation de l’invasion de l’Ukraine par la Russie de la part des pays membres des BRICS+ lors du vote des résolutions présentées à l’Assemblée générale de l’ONU. De même, la déclaration des chefs d’État et de gouvernement du G20 (qui compte désormais huit membres des BRICS+) à New Dehli en septembre 2023 ne mentionne pas la guerre commencée en février 2022 (Perruche, 9 septembre 2023). Un autre élément éloquent est la position pour le moins mesurée de la Chine et de la Russie à la suite de l’attaque de drones iraniens sur le territoire israélien. Celle-ci confirme, comme l’explique Frédéric Lemaître, journaliste du Monde, la volonté des BRICS+ de faire de cet événement « l’occasion d’enfoncer un coin entre l’Occident et le reste du monde » (Lemaître & Vitkine, 17 avril 2024).

De nouveaux objectifs ?

Ainsi les BRICS cherchent-ils à poursuivre, avec leur évolution en BRICS+, un processus de construction d’un espace international pouvant s’orienter, selon Christophe Ventura, directeur de recherche de l’IRIS, vers « deux projets futurs possibles en fonction de l’évolution des recompositions internationales et des rapports de forces. Le premier consiste à positionner les BRICS+ comme l’instrument d’une négociation visant à imposer une multipolarité répondant à leurs intérêts. Le second est de former, peu à peu, une alliance contre-hégémonique réunissant, autour de la Chine (et secondairement de la Russie), une coalition de pays récalcitrants face à la domination des États-Unis et des autres puissances occidentales alignées sur les politiques de la première puissance mondiale » (Ventura, décembre 2023).

Est-ce qu’un des objectifs pourrait être de créer une alternative à l’OTAN7 ? Il est intéressant de noter à ce sujet que l’Argentine vient justement de faire sa demande d’adhésion à l’Alliance atlantique alors qu’elle avait initialement prévu d’intégrer les BRICS au 1ᵉʳ janvier 2024 (voir le site du ministère de la Défense argentin).

De nombreux défis

Toutefois, de nombreux défis, contradictions et limites pèseront sur les orientations et le devenir de ce cluster : hétérogénéité et asymétries économiques des pays membres, pauvreté et inégalités au sein de nombre d’entre eux, mais aussi rivalités géopolitiques (aujourd’hui entre la Chine et l’Inde avec le conflit himalayen, la participation de New Delhi au Dialogue quadrilatéral de sécurité – Quad – dirigé par Washington contre Pékin, demain le conflit chiite-sunnite entre l’Iran et les E.A.U.).

Ces déséquilibres et contradictions existaient déjà à cinq et seront amplifiés à neuf. En outre, un risque de dilution de l’influence des pays fondateurs se précise à mesure que le groupe s’agrandit et que la Chine, dans sa confrontation stratégique avec les États-Unis, cherche à renforcer et rassembler ses réseaux de soutien au sein de l’ensemble. 2024 est donc une année clé pour le futur de ce cluster : prendre des initiatives à neuf membres et rendre un communiqué en fin de sommet annuel impliquera forcément la recherche de plus de compromis que lorsqu’ils n’étaient que quatre ou cinq.

Aujourd’hui plus de 20 pays sont candidats : accepter davantage de membres entraînerait certainement la mise en place d’une forme plus structurée de gouvernance avec le risque de tomber dans les écueils que les BRICS+ reprochent aux institutions consacrées. Car quels critères adopter pour étudier les candidatures de ces États et leur accorder le droit de siéger au sein de l’ensemble, si les BRICS+ ne restent qu’un partenariat, un groupe de pays ?

Conclusion

Le cas des BRICS+, ensemble en construction, montre à quel point les groupes de pays peuvent évoluer rapidement en utilisant de nombreux leviers d’influence. Il illustre la faculté qu’ont certains États à se servir de nouveaux réseaux géopolitiques pour modifier les rapports de force existants au sein des institutions multilatérales. Si les BRICS+ sont un acteur majeur du rééquilibrage au niveau mondial, la question d’une multipolarité accrue, plus représentative de l’état des relations internationales, se pose également au niveau régional. Ainsi, qu’en est-il au sein de l’Europe ? Existe-t-il des pays dont les initiatives communes seraient susceptibles d’infléchir la politique de l’UE ?

On pense immédiatement au couple franco-allemand, pays fondateurs et plus grandes économies (Royaume-Uni mis à part) de la zone, dont les orientations pèsent depuis toujours dans les décisions stratégiques au sein de l’Union. Mais de la même manière que les BRICS se sont regroupés pour défier l’hégémonie anglo-saxonne au sein des institutions internationales, il existe au sein de l’UE un groupe de pays longtemps critiqué dont les démarches collectives ont permis de faire évoluer certaines politiques communes : les PIIGS (Portugal, Italie, Irlande, Grèce et Espagne – « Spain », en anglais). En 2010, Katie Allen, journaliste économique, les comparait déjà aux BRICS dans le Guardian (Allen, 12 février 2010). Leur trajectoire en tant qu’ensemble de pays porteur d’intérêts partagés et leur avenir en tant que collectif sera au centre de la prochaine partie de notre étude.


  1. Anciennement BRIC, cet acronyme désigne l’ensemble de pays constitué par le Brésil, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud (en anglais « South Africa ») ↩︎
  2. Nous prenons le parti de parler des BRIC (devenus BRICS puis BRICS+) comme d’un « groupe » ou d’un « partenariat », selon la définition donnée lors de la réunion de 2023 en Afrique du Sud. https://brics2023.gov.za/evolution-of-brics/ ↩︎
  3. Acronyme désignant le Portugal, l’Italie, l’Irlande, la Grèce et l’Espagne (en anglais, « Spain ») ↩︎
  4. Banque européenne pour la reconstruction et le développement ↩︎
  5. L’Arabie saoudite avait également été admise mais elle a décidé de reporter sa décision finale d’adhésion ↩︎
  6. Les pays candidats sont l’Algérie, le Bahreïn, le Bangladesh, la Biélorussie, la Bolivie, Cuba, l’Égypte, le Honduras, l’Indonésie, l’Iran, le Kazakhstan, le Koweït, le Nigeria, la Serbie, le Sénégal, la Thaïlande, le Venezuela et le Viêt Nam. ↩︎
  7. Organisation du traité de l’Atlantique nord ↩︎