L’ampleur des déséquilibres de la croissance chinoise : enjeux et perspectives
INCERTITUDES - Influences, géopolitique, numérique, risques

L’ampleur des déséquilibres de la croissance chinoise : enjeux et perspectives

Enquête sur les déséquilibres économiques et sociaux du pays, sur ses effets de résonance internationaux et sur les voies de sortie

La présente étude est d’abord un état des lieux. De nombreux rapports ont abordé les déséquilibres de l’économie chinoise. Nous nous sommes proposés ici de fournir une vision large et synthétique de la plupart des enjeux imbriqués, économiques, financiers, sociaux, politiques, géopolitiques. À partir de cette analyse, nous avons fait état des propositions les plus largement admises. Nous sommes parfaitement conscients qu’elles relèvent pour la plupart de l’approche libérale actuelle majoritaire chez les économistes et dans les organisations multilatérales. Nous avons également tenté de faire état des fondements de la décision politique des autorités et de mettre en exergue leurs propres dilemmes.

Les recommandations faites dans ce rapport peuvent apparaître d’essence libérale. Bien qu’elles soient étayées, nous ne pouvons nier qu’elles reflètent partiellement certains thèmes du « consensus du Washington ». Il est acquis que la Chine va tout faire pour ne pas rester enfermée dans un modèle libéral et occidental, appuyée par ses partenaires des BRICS de plus en plus nombreux (l’Argentine par exemple qui rejoindra probablement ce club). Les instructions du FMI et des économistes libéraux sont remises en cause par la Chine (Joseph Stiglitz, très sceptique sur le consensus de Washington fait partie des rares économistes occidentaux respectés en Chine). Pourtant, le FMI reconnaît les erreurs du consensus de Washington et les vertus du modèle chinois dans les premières étapes de développement. Les recommandations de ce rapport ne contestent donc pas ce qui a été fait à travers cette approche chinoise « très régulée et administrée ». Ce rapport propose plutôt une feuille de route pour « l’après », le passage d’une économie émergée à une économie développée, cherchant à s’intégrer de façon cohérente et stable dans les mécanismes de la finance internationale. Il propose enfin des voies de sorties lorsque le volontarisme étatique ne suffit plus toujours face à l’ampleur des déséquilibres. Comme disent souvent les financiers, il n’est pas possible de lutter contre la marée. Le légendaire investisseur américain Warren Buffett précisait non sans humour que « c’est quand la mer se retire qu’on voit ceux qui se baignent nus » (c’est à dire ceux insuffisamment diversifiés et fragiles face aux aléas). La diversification des approches politiques et économiques ne peut-être que vertueuse.

Equilibrer les bases de la croissance

9 % de croissance annuelle moyenne du PIB depuis 1978, 800 millions de personnes sorties de la pauvreté, 1er PIB mondial en terme réel et 2e en terme nominal, ces réussites chinoises sans précédent sont le fruit d’un pilotage économique reconnu par les analystes et stratèges financiers. Pourtant, derrière celles-ci, se développent depuis une dizaine d’années au sein du modèle économique chinois, des déséquilibres majeurs que le volontarisme du gouvernement devra affronter.

Pour modifier en profondeur sa structure économique et réaliser une croissance moins déséquilibrée et plus inclusive, le gouvernement chinois doit relever de nombreux défis. C’est dans ce contexte que le présent rapport se propose, après avoir établi un état des lieux de la croissance chinoise et notamment de ses déséquilibres, de fournir une vision large et synthétique des enjeux imbriqués et de développer des pistes pouvant permettre à la Chine d’en sortir par le haut. Les déséquilibres chinois ont en effet un impact sur le monde, non seulement à travers leurs effets commerciaux et d’entraînement sur la croissance mondiale, mais également au travers d’effets soubresauts voire plus sur la finance mondiale.

A quels soucis de financement le pays fait-il face ?

Premièrement, la dette globale est inhabituellement élevée pour un pays à revenu intermédiaire, et se situe aujourd’hui au-dessus de 300 % du PIB (192 % en moyenne pour les marchés émergents). Mais, au-delà de son montant, c’est sa composition qui interroge. La dette des entreprises inquiète particulièrement, puisqu’elle représente plus de 160 % du PIB. Ces niveaux records d’endettements vont de pair avec une hausse spectaculaire des montants en défauts (absence de remboursements) sur des titres de dettes. Le gouvernement chinois travaille à l’assainissement nécessaire du marché. De la même manière, la dette bancaire est élevée et atteint presque les 180 % du PIB (70 % pour le reste des marchés émergents en moyenne). Son opacité sur les conditions et le partage des pertes éventuelles et la fragmentation du système bancaire dans son ensemble inquiètent le FMI et les agences de notations.

Deuxièmement, le secteur de l’immobilier, pilier de l’économie chinoise (30 % du PIB) continue de se dégrader, alors qu’il est utilisé comme recours pour stimuler l’économie, du fait de ses nombreux effets d’entraînement ; on pense aux 50 villes fantômes que compte le pays et aux 64 millions d’appartements vides ou encore à la possible faillite du géant Evergrande. Dans ce dernier cas, l’absence de réaction claire du gouvernement chinois est révélatrice d’un malaise des autorités vis-à-vis du secteur, qui semble tenir l’édifice financier et social chinois. En effet, l’investissement immobilier a été privilégié par les ménages chinois pour optimiser leur capital retraite, alimentant un surinvestissement dans ce secteur et l’achat à but financier de logements restant inoccupés. Ainsi, un dégonflement trop brutal de la bulle immobilière déstabiliserait aussi l’équilibre des systèmes de retraite, obligeant les ménages à augmenter encore plus leur épargne et à réduire davantage leur consommation. En somme, les effets induits d’une crise originaire du secteur immobilier peuvent générer une insuffisance durable de la demande globale et conduire à un enkystement du chômage et à des pertes en production permanente subies par l’économie.

Troisièmement, la fuite des capitaux à l’étranger est une tendance inquiétante. Alors que l’épargne chinoise (autour de 42 % du PIB en 2021) est en constante augmentation – l’épargne des ménages chinois représentera bientôt la moitié de l’épargne mondiale – le modèle de croissance chinois reste paradoxalement dépendant de capitaux extérieurs. En effet, les investisseurs chinois cherchent de plus en plus à acquérir des actifs étrangers. Ces fuites des capitaux, qui ont pris une très forte ampleur depuis 2014, contribuent à faire baisser l’épargne domestique et les réserves officielles par voie de conséquence. Entre 2010 et 2020, les réserves de change de la Chine sont passées de 20 % du PIB à 10 %. Les autorités chinoises considèrent l’afflux de capitaux étrangers comme une solution aux pressions exercées par les sorties de capitaux, plutôt que de s’appuyer excessivement sur la vente des réserves de change accumulées. Mais les fuites de capitaux deviennent de plus en plus structurelles et les entrées de capitaux étrangers de plus en plus volatiles.

Quelles recommandations de politiques économiques pour sortir de l’ornière économique et financière ?

Au sens de la présente étude, l’ensemble des éléments ci-dessous ont été identifiés comme prioritaires :

  • Sortir de la trappe des pays à revenus intermédiaires.
  • Échapper au piège de la dette.
  • Maintenir sous contrôle la croissance du crédit.
  • Assainir le système bancaire parallèle qui ne cesse de se développer.
  • Épurer le secteur immobilier.
  • Faire face aux défis environnementaux qui coûtent plusieurs milliards de dollars chaque année à l’économie chinoise (désertification, tempêtes de sable, etc.).
  • Limiter les fraudes et la corruption, élément important déjà pris en compte, mais à consolider dans le cadre d’une pérennisation du pouvoir en place, le président Xi Jinping étant désormais potentiellement « président à vie ».

1. Sortir de la trappe des pays à revenus intermédiaires

Alors qu’elle atteint un stade de développement avancé, l’économie chinoise repose toujours principalement aujourd’hui sur les secteurs manufacturier, immobilier, et les matières premières, et encore trop peu sur les secteurs des services à forte valeur ajoutée tels que les services financiers ou l’assurance. Ce pivot vers ces nouveaux moteurs de croissance permettrait à la Chine de sortir de la trappe des pays à revenus intermédiaires (Banque mondiale). Il est pourtant difficile à opérer, car les secteurs primaire et secondaire sont pilotés par l’État à travers un cadre réglementaire et un financement de l’économie décidés de façon centralisée par le Politburo du Parti communiste chinois (PCC), qui a tendance à privilégier les activités historiquement les plus pourvoyeuses d’emploi et de croissance, notamment le manufacturier, l’énergie et l’immobilier.

Recommandation : (déjà formulée par le pouvoir en place, mais à affronter de manière prioritaire) séparer davantage les secteurs privé et public pour favoriser le développement des services (ayant souvent des traits plus « libéraux » dans leur mode d’organisation que l’industrie), donner une plus grande place aux PME innovantes, rénover la finance (sortir de la logique de « book maker ») et mettre en œuvre une réglementation plus stricte sur les organismes financiers non bancaires.

Il apparaît nécessaire aujourd’hui pour la Chine de réorienter et rééquilibrer son modèle de croissance, qui tend à ralentir en raison de contraintes structurelles, notamment la baisse de la croissance de la population, la diminution du rendement des investissements et le ralentissement de la productivité.

2. Stimuler la consommation intérieure

Pour ce faire, stimuler la consommation intérieure semble le principal levier capable de stabiliser et autoentretenir la croissance, quelle que soit l’évolution des coûts de production et du niveau de vie de la population. Là encore, un défi majeur se dresse : la part de la consommation intérieure dans la richesse produite en Chine est très faible et ne représente qu’autour de 40 % à 50 % du PIB selon les sources. Les comportements d’épargne et la faiblesse des salaires expliquent largement cette insuffisance de la demande chinoise. En effet, le taux d’épargne brut en Chine est extrêmement élevé, atteignant 45 % du PIB, en raison notamment du vieillissement de la population et des doutes sur la soutenabilité du système de retraite.

Recommandation : le renforcement de la consommation intérieure doit être progressif, séquentiel et conjoint avec une baisse des investissements pour ne pas nourrir davantage les taux d’endettement.

3. Échapper au piège de la dette

Dans les composantes du PIB chinois, la consommation reste inférieure aux montants d’investissements dans la formation de capital. Cette dominance de l’investissement n’existe pas dans les pays développés.

Recommandation : traiter efficacement du problème des dettes corporate : trier les créances, comptabiliser les pertes, partager la charge, améliorer le cadre juridique de l’insolvabilité, faciliter la transition et les politiques actives contre le chômage, élargir la couverture de l’assurance chômage, faciliter l’entrée sur le marché, améliorer les finances des collectivités locales.

4. Financer la dette à l’aide des capitaux étrangers

Une solution envisagée par le gouvernement chinois est ainsi de développer davantage le marché obligataire, en élargissant la base des investisseurs, constituée principalement d’acteurs institutionnels nationaux à des acteurs internationaux. Il espère ainsi contenir les taux d’intérêt en dépit de la hausse du niveau global d’endettement, les flux entrants d’investissements obligataires permettant aussi de soutenir le montant des réserves officielles. Pour attirer cette base d’investisseurs internationaux, il est nécessaire d’améliorer la transparence, la liquidité et, surtout, la fiscalité dans les obligations libellées en renminbi. La Chine a fait de grands progrès sur nombre de ces fronts, mais bute toujours sur certains enjeux de transparence, de liberté inconditionnelle sur les mouvements de capitaux et sur la libéralisation des taux d’intérêt. Certes l’une des conséquences de l’internationalisation est une intégration plus profonde avec les marchés mondiaux, transmettant plus facilement les chocs entre la Chine et le reste du monde (dans les deux sens).

Recommandation : les marchés financiers chinois doivent favoriser un développement accru des investissements de portefeuille internationaux. Cela doit passer par :
Des institutions judiciaires indépendantes.
La clarification sur les droits des créanciers.
Une standardisation et transparence sur les normes comptables financières et extrafinancières (reporting ESG).
Une réglementation prudente des acteurs financiers.
Une classification des risques liés aux actifs financiers plus précautionneuse et plus graduelle.
Des teneurs de marchés actifs et assurant une liquidité suffisante.
Des exigences claires en matière d’information.
Des agences de notation indépendantes (la méthodologie de l’agence Dagong laisse toujours perplexe et manque de transparence).
Une libéralisation progressive des taux d’intérêt chinois.
Une mise en retrait du gouvernement chinois des interventions sur l’allocation de crédit.
Une nécessité de maintenir, voire de restreindre, les entrées et sorties de devises, notamment en raison de la volatilité persistante du taux de change.

5. Combattre la chute démographique

Parallèlement, la Chine fait face à une décroissance démographique importante. En 2022, le pays a perdu 850 000 habitants, la population chinoise est déjà dépassée par la population indienne et pourrait chuter très vite, repassant sous le seuil du milliard d’habitants d’ici 2060. Le taux de fécondité, en baisse depuis les années 1970, est extrêmement préoccupant, de l’ordre de 1,16 enfant par femme en 2021. Sont en cause les coûts très élevés liés aux études, aux gardes d’enfants ou à la pression sociale autour des activités extrascolaires. Un tel décrochage démographique entraîne au moins un triple impact pour l’économie chinoise : 1) un coût colossal en termes de dépenses budgétaires, pour inciter les couples à avoir plus d’enfants (subventions à l’éducation, taux hypothécaires préférentiels, allégements fiscaux, congés paternité et maternité égaux, construction de centres de garde d’enfants), 2) une moindre capacité productive, donc une baisse mécanique des exportations dont les recettes en devises sont indispensables pour contrebalancer les sorties et fuites structurelles de capitaux, et 3) une insoutenabilité des systèmes sociaux de retraite en raison du ratio population active/retraités, mis en relation qui plus est avec un système financier peu diversifié, une épargne engluée dans des secteurs économiques en défaut de paiements (immobilier, etc.).

Recommandation : traiter l’important enjeu démographique. Il s’agit de contrer le coût trop élevé des études et du logement, conséquences d’une pression urbaine extrêmement forte et d’un secteur immobilier encore trop inaccessible. La Chine doit poursuivre sa politique nataliste multidimensionnelle en ayant recours massivement aux subventions financières (accentuer les allocations, subventionner les activités extrascolaires., allonger le congé maternité et ajouter un congé paternité) et à des stratégies médiatiques pour redorer l’image des grandes familles y compris en milieu urbain. Quant à la migration interne parfois évoquée, elle reste du ressort politique pur.

6. Augmenter la croissance potentielle

En conséquence, la baisse de la population active chinoise (-1,5 % en 2021), la moindre croissance des gains de productivité et l’affaiblissement de la croissance économique potentielle (ne générant pas de déséquilibres, surchauffe inflationniste ou endettement) autour de 2 % à 2,5 % entraînent une perte d’attractivité économique du territoire auprès de nombreuses multinationales. Pour retrouver une croissance potentielle un peu plus élevée, la Chine doit moderniser et optimiser l’usage de ses ressources, tout en montant en gamme dans les processus de production, en développant la robotisation et jouant sur les synergies pour réaliser des économies de gammes et effets de réseaux.

Recommandation : la Chine devrait ainsi :
Accélérer la diffusion des technologies avancées et des innovations existantes.
– Favoriser l’entrepreneuriat et les jeunes pousses.
– Investir dans le capital humain et mieux cibler le soutien à l’innovation et à l’esprit d’entreprise.
– Optimiser le management organisationnel des entreprises.
– Mettre en place une réglementation antitrust sur les groupes en position dominante.
– Renforcer la concurrence sur les marchés de produits et de facteurs et créer des conditions de concurrence équitables pour tous les investisseurs.
– Éliminer les entreprises zombies qui n’ont plus de marges financières pour investir, former et innover, etc.).

7. Relever les défis économiques et sociaux

Le ralentissement de la croissance ainsi que les nombreuses inégalités de richesse au sein du pays et les craintes autour du système des retraites, combinés à des services publics perçus comme insuffisants et un niveau de corruption relativement élevé dans le secteur public sont autant de motifs d’agacements ou d’inquiétudes pour la population chinoise. Les contestations sociales se sont multipliées en 2021 et 2022, notamment en signe de protestation face à la politique Zéro Covid, abandonnée depuis.

Recommandation : pour répondre aux inquiétudes sociales de la population, la Chine pourrait :
Poursuivre sa réflexion sur des systèmes de retraites complémentaires.
Rendre financièrement plus accessible le système de santé, notamment les soins aux jeunes enfants.

8. Assurer la soutenabilité du modèle économique dans un contexte d’intégration grandissant dans les marchés financiers globaux

Depuis quelques années, la Chine a mis l’accent sur son inclusion continentale avec l’Asie et l’Europe, à travers les « Nouvelles routes de la soie » qui impliquent plus de 40 pays et ont des volets terrestres ainsi que maritimes. Parallèlement, la Chine a organisé une sorte de front non occidental en initiant l’accord de coopération de Shanghai de 2001. La Chine finance ainsi des sommes considérables pour des projets d’infrastructure « clés en main » tout-en-un : financement, conception, exécution accélérée, ingénierie, formation des travailleurs, infrastructure prête à l’emploi, livraison en temps, etc. ; formule très attrayante pour de nombreux pays pauvres et en développement puisqu’aucun autre pays ou organisme international n’est en mesure de fournir des services comparables. La Chine est d’ailleurs devenue le plus gros créancier de la planète devant le FMI, la Banque Mondiale ou le Club de Paris. Pourtant, le ralentissement de la croissance intérieure chinoise suggère un ralentissement de ces investissements extérieurs et une politique rigoureuse, voire sévère, dans leurs recouvrements vis-à-vis des pays débiteurs de la Chine.

En parallèle de ces créances sur les pays en développement, la Chine développe tout en même temps une dépendance financière aux IDE (investissements directs étrangers) venant de l’Occident, malgré les tensions diplomatiques que le pays peut entretenir avec les États-Unis ou encore l’Australie.

Recommandation : renforcer ses soubassements économiques est plus que jamais essentiel pour assurer une stabilité de la circulation des capitaux internationaux et favoriser une croissance se traduisant par un développement économique équilibré.