UKRAINE : risque d’engrenage fatal ?

Le conflit qui ravage l’Ukraine depuis le 24 février a pris la forme pour ce pays d’une guerre totale qui provoque une réorganisation géopolitique du continent européen inattendue et porteuse de risques. En effet, l’agenda et les intérêts de l’Union européenne ne sont peut-être pas ceux de l’OTAN et des États-Unis. Maintenir le rapport de force face à Moscou est nécessaire mais dans le but de négocier afin d’établir une paix durable, gage de stabilité pour l’Europe.

Un état des lieux après plusieurs mois de conflit

En février 2022, la stratégie d’invasion russe était claire : s’emparer de Kiev, faire tomber le président Zelensky et mettre en place un régime favorable à Moscou. Ce plan a fait long feu ; la prise de Kiev a été un échec. Comme le New York Times l’a montré dans une fascinante analyse, les stratèges du Kremlin ont sous-estimé la résistance de la société ukrainienne et la détermination de son président, sans compter le manque d’expérience de l’armée dans les combats urbains à grande échelle. Après cet échec cuisant, la Russie a déployé une nouvelle stratégie visant à maîtriser l’Est et le Sud de l’Ukraine dans le cadre d’une guerre de tranchées qui n’est pas sans rappeler le premier conflit mondial. Ses troupes n’ont reculé devant rien, en se livrant à la destruction de grandes villes ukrainiennes, à des attaques sur les civils, en pratiquant une désinformation systématique relative à la réalité du conflit. Amnesty International indique des faisceaux d’indices convergents relatifs à l’existence de crimes de guerre commis par l’armée russe. La Cour pénale internationale mène actuellement une enquête approfondie pour établir les faits.

Les ambitions géopolitiques de Moscou sont multiples : s’assurer définitivement de la maîtrise du Donbass, contrôler l’accès à la mer d’Azov, ancrer la Crimée à la Russie, couper l’accès de l’Ukraine à la mer et, ultimement, faire le pont entre la Russie et la Transnistrie, cette province moldave dont Moscou soutient l’autonomie. Dans un précédent article, nous avons souligné que Vladimir Poutine, nourri d’une hostilité à l’Occident, cherche à reconstruire la Grande Russie. S’il ne peut s’emparer de l’Ukraine, son démembrement partiel pourra tout au moins être célébré comme une victoire.

Carte Ukraine engrenage Russie - BBC News
Source : BBC News

Le bilan humain n’en est pas moins énorme pour Moscou. En effet, il est raisonnable de penser que la Russie avait perdu entre 10 000 et 12 000 soldats à la mi-mai. Cette estimation signifie qu’au bas mot, ces premiers mois de guerre ont coûté autant de vies que les 10 ans de conflits en Afghanistan ! La raison en est que le rapport de forces, initialement favorable à la Russie, a basculé. Alors que l’Ukraine ne figurait qu’au 22e rang mondial des puissances militaires du globe, ses forces militaires, épaulées par une population désormais hostile à la Russie, sont lourdement armées par l’Occident. De son côté, la Russie en est aujourd’hui réduite à utiliser des armes datant de l’époque soviétique et à envoyer des conscrits peu expérimentés ; comme le notait The Economist, l’armée russe, deuxième au monde sur le papier, est en réalité « dans un triste état ». Côté ukrainien, le bilan est à l’avenant avec probablement 15 000 morts civiles et militaires à la mi-mai.

À ce jour, il apparaît donc que la guerre déclenchée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine a, à l’heure où nous écrivons ces lignes, triplement échoué. L’intervention n’a pas atteint ses objectifs stratégiques, elle a revivifié l’Alliance atlantique – songeons à la demande d’adhésion, impensable jusque-là de la Finlande et de la Suède – dont se détournaient les États-Unis et elle a entraîné une vigoureuse réaction européenne. La guerre d’Ukraine livre un exemple dramatique des paradoxes de la stratégie soulignés par Edward Luttwak.

Un conflit et ses contradictions

Par ailleurs, le conflit a mis à jour un certain nombre de convergences mais aussi de contradictions parmi ses acteurs. Les convergences ont été spectaculaires. La réaction de l’Union européenne a surpris Washington par son ampleur et sa détermination. Malgré des voies divergentes, notamment celle de Viktor Orban, et des réticences initiales d’États comme celles de l’Allemagne liées au gaz russe, l’UE s’est attelée à un train de mesures sans précédent mêlant des livraisons d’armes à l’Ukraine, des sanctions et même un projet d’embargo sur les hydrocarbures russes. Notons au passage que le choc de l’invasion russe a été si fort que le chancelier Scholz n’a pas craint d’aller à rebours de près de 80 ans de pacifisme allemand en annonçant la mise en place d’un plan d’armement. De son côté, Washington a armé massivement le régime ukrainien.

Les contradictions portées par le conflit, moins immédiatement visibles, sont déterminantes pour son avenir. Côté russe par exemple, l’affirmation de Vladimir Poutine selon laquelle Russes et Ukrainiens sont « un seul et même peuple » (la proximité entre les langues russe et ukrainienne ne doit pas amener à conclure à l’existence d’un seul peuple : l’histoire des deux pays est celle d’une distinction progressive au cours du dernier millénaire) s’oppose radicalement à la stratégie de destruction de masse que mènent les troupes de Moscou depuis février. Ce discours qui entendait justifier une intervention éclair est devenu tout simplement intenable dans le cadre d’une guerre dont les premières victimes sont le peuple ukrainien lui-même. D’ailleurs, les liens affectifs et culturels réels qu’entretiennent Russes et Ukrainiens expliquent probablement pourquoi le moral des troupes russes est au plus bas de ces dernières semaines ; il est difficile de soutenir le massacre de sa propre famille…

Côté Union européenne, l’une des contradictions béantes, qu’il sera difficile d’expliquer aux futures générations d’étudiants, est que les pays d’Europe arment l’Ukraine d’un côté mais financent la Russie de l’autre. Même si les 27 ont annoncé le 31 mai un embargo sur les hydrocarbures russes, ce dernier prendra des semaines sinon des mois, sauf si Vladimir Poutine, comme il semble le faire, décide de couper les approvisionnements en gaz de l’Europe. Il n’empêche, depuis le début du conflit, que l’UE a déjà versé 55 milliards de dollars à Moscou en échange d’hydrocarbures. Rappelons que le budget militaire russe se chiffre à environ 60 milliards de dollars… La raison d’une telle situation selon Margrethe Vestager, n’est pas la naïveté, mais la cupidité des Européens !

D’insurmontables divergences politiques et géopolitiques

Enfin, et il s’agit probablement d’une des plus importantes hypothèques pour l’avenir, des divergences fortes commencent à secouer ce que l’on appelle le « camp occidental », à savoir l’Union européenne et les États-Unis. L’emploi du terme « génocide » divise actuellement ses dirigeants : alors que la France refuse de l’employer, les États-Unis et la Pologne par exemple n’ont pas hésité à y recourir. Derrière ces différences d’appréciation, pour un terme dont on connaît la charge émotionnelle, se cachent des buts de guerre très différents, potentiellement porteurs de risques pour la suite du conflit.

Deux camps s’opposent en effet : les États-Unis, la Pologne et les pays baltes forment celui des va-t-en-guerre ; ils souhaitent une récupération totale du territoire ukrainien par Kiev et une défaite russe. Face à eux, la France, l’Allemagne, l’Italie notamment cherchent à ménager Moscou et à maintenir les contacts diplomatiques, quitte à faire grincer des dents. Le président Macron et le chancelier Scholz n’ont pas craint de demander le 28 mai l’ouverture de « négociations directes sérieuses » entre Zelensky et Poutine avec, comme conséquence possible, l’abandon par Kiev de tout ou partie du Donbass, une concession pour le moment inacceptable aux yeux du président ukrainien qui ne s’est pas privé de critiquer la France.

N’oublions pas pour terminer la situation géopolitique mondiale, qui tend à démontrer aujourd’hui un partage du monde en deux camps, les « pro-occidentaux » et les autres, soit soutiens de la Russie soit « non alignés ». Le vote le 2 mars 2022 à l’ONU d’une résolution exigeant que la Russie cesse de recourir aux armes a fait apparaître cette nouvelle carte du monde : certes, seuls 5 pays ont soutenu la Russie mais 35 se sont abstenus, dont les deux premières puissances démographiques du monde, la Chine et l’Inde, suivis d’une bonne partie de l’Afrique.

Un risque d’engrenage

L’un des risques du colossal soutien militaire américain à l’Ukraine, relayé par les États de l’UE les plus farouchement anti-russes, est que la guerre d’Ukraine entraîne l’Europe dans une escalade dont les conséquences pourraient être incontrôlables et désastreuses. Le risque d’engrenage est réel ; il a été souligné, non pas par des ennemis des États-Unis mais par des Américains eux-mêmes que l’on peut difficilement suspecter de russophilie notoire. Parmi eux, l’économiste Jeffrey Sachs et l’ancien secrétaire d’État Henry Kissinger.

Le premier – envoyé dans les années 1990 par Washington pour conseiller Boris Eltsine dans sa politique de transition vers le capitalisme –  a vertement critiqué la politique de Joe Biden qui pousse l’Ukraine à « vaincre Poutine » (bien imprudemment d’ailleurs, Biden n’avait-il pas déclaré lors d’une conférence de presse à Varsovie le 26 mars que Poutine « ne peut pas rester au pouvoir » ?), une « idée folle » selon lui. Il estime que la réponse à l’agression unilatérale russe doit passer par la diplomatie et la négociation, des recours abandonnés par Washington où règneraient « l’hubris et une vision à courte vue ». Venant d’un insider, fin connaisseur du système, l’argument ne peut pas être évacué d’un revers de la main. 

Dans le même ordre d’idée, Henry Kissinger, invité au forum de Davos fin mai, s’est prononcé pour la recherche d’un compromis entre la Russie et l’Ukraine, au prix d’une cession de territoires orientaux de la seconde à la première. D’après lui, échouer à renouer la négociation fait courir des conséquences potentiellement désastreuses pour la stabilité de l’Europe à long terme. Il est vrai qu’à 98 ans, l’ancien secrétaire d’État du président Nixon, né en Allemagne au début des années 1920, a connu les heures sombres du XXe siècle européen et la facilité avec laquelle le continent a basculé dans le pire drame de l’histoire contemporaine…

La raison principale qui explique ces deux réactions est que la guerre d’Ukraine peut enclencher de dangereux engrenages. La question de la frontière entre l’aide légitime à un pays agressé et la cobelligérance est en effet réelle, mais le fait que cette dernière notion ne soit pas consacrée par le droit des conflits rend son appréciation subjective. Rappelons que la Charte des Nations unies, dans son article 51, fixe des règles claires concernant le recours à la force : fournir des armes à un pays attaqué revient à participer à une légitime défense collective.

De fait, comme le souligne Julia Grignon, professeure de droit international humanitaire à l’université Laval, « le fait de financer, équiper par le biais de fournitures d’armes, de renseigner ou d’entraîner d’autres forces armées que les siennes n’est pas de nature à permettre de considérer qu’un État puisse recevoir la qualification de partie à un conflit armé international et donc de cobelligérant ». Elle ajoute que « si la livraison d’armes ou les aides financières à l’armement de l’Ukraine étaient considérées comme mettant en jeu la cobelligérance de la France, celle-ci serait en guerre permanente, car elle fournit constamment des armes à d’autres États en guerre ».

L’aide militaire : pour la guerre ou pour la paix ?

Si cet argument peut s’entendre d’un point de vue juridique, il en est tout autrement d’un point de vue politique et psychologique. En effet, jusqu’où peut-on augmenter l’aide militaire à l’Ukraine sans mettre les doigts dans un engrenage qui signifierait ni plus ni moins l’entrée dans une guerre régionale dont l’Europe serait le théâtre ? Rappelons en effet que Joe Biden a fait voter par le Congrès une enveloppe de 40 milliards d’aide à l’Ukraine – soit deux tiers du budget militaire russe ! – ce qui représente un effort sans précédent depuis la fin de la guerre froide. Certes, le président américain a bien pris soin de souligner que les armes livrées à Kiev devaient être uniquement utilisées en Ukraine et ne jamais viser la Russie, ajoutant ne pas rechercher « une guerre entre l’OTAN et la Russie. Bien que je sois fortement en désaccord avec M. Poutine, et que je considère ses actions comme étant indignes, les États-Unis n’essayeront pas de favoriser son évincement à Moscou. »

L’intransigeance américaine après plusieurs mois d’affrontement peut et doit être interrogée. Le conflit ne se déroule pas à proximité de leurs frontières ; cette distance apparente explique peut-être pourquoi ces derniers antagonisent autant la Russie et, avec l’appui de la Pologne et des pays baltes, soutiennent autant les forces ukrainiennes. L’aide militaire américaine sert également d’avertissement face à une Chine qui resserre aujourd’hui son étau sur Taïwan. Enfin, il est possible que Washington ait tiré les leçons de son attentisme en Syrie face à la coalition formée par Bachar el-Assad et Vladimir Poutine (on se souvient que Barack Obama tout en soulignant qu’une ligne rouge avait été franchie avait finalement reculé devant l’emploi de la force) et souhaite, cette fois, ne pas faiblir.

Mais cette stratégie est à haut risque, n’en déplaise à certaines officines nord-américaines qui imaginent qu’un embrasement est impossible. Si l’on y ajoute la demande éclair d’adhésion à l’OTAN de la Suède et surtout de la Finlande, il y a évidemment de quoi donner l’impression à un Kremlin paranoïaque que l’Occident veut la mort de la grande Russie. Coup de bluff ou pas, Vladimir Poutine a déjà prévenu que des livraisons massives d’armes pourraient entraîner des mesures de répression de la part de Moscou… On pourra toujours arguer que le risque est faible, que la Chine, ardent soutien de la Russie, n’a aucun intérêt à une guerre mondiale… mais qui a jamais intérêt à la guerre ? Comme les historiens le savent bien, le déclenchement d’un conflit découle bien souvent de décisions absurdes qui ne suivent pas les voies de la rationalité ! Rappelons-nous à ce titre que de nombreux spécialistes de géopolitique déclaraient encore à la mi-février qu’une agression russe en Ukraine était tout simplement impossible…

Il est clair en tout cas que les intérêts d’une OTAN impulsée par Washington et ses affiliés est-européens ne recoupent pas entièrement ceux qui sont défendus par Bruxelles et les grands pays d’Europe occidentale. Il ne faudrait pas que la logique de conflit l’emporte sur la diplomatie ; la première ne peut se suffire à elle-même, elle est le levier qui permet la seconde. Dans cette perspective, il faut soutenir les efforts des dirigeants européens engagés aujourd’hui sur un chemin étroit mais qui est le seul possible : continuer à soutenir l’Ukraine afin de maintenir le rapport de force avec Moscou – puisque Poutine ne comprend que le hard power – afin d’être en mesure, le moment venu, d’assurer les conditions d’une paix durable. Cette dernière, comme souvent, s’accompagnera probablement d’inévitables et douloureuses concessions de part et d’autre. À défaut de privilégier cette stratégie, deux scénarios aussi terribles l’une que l’autre se profilent : l’embrasement ou l’enlisement, qui seraient terriblement coûteux en vies humaines et dont l’issue serait hautement incertaine…